Bulletin municipal n°34 – juillet 2000
L’été 1939.
Malgré une suite d’événements troublants en Europe depuis plusieurs années, le récit des anciens de 14-18 qui nous laissait pleins d’effroi, on ne voulait pas croire au pire.
Juillet. La moisson commence, les moissonneuses-lieuses tournent leurs grandes ailes dans la campagne. Le temps s’y prête et la récolte est d’apparence bonne, comme en 1938. On craint même la surproduction. Le 14, c’est la fête nationale à Châtenoy selon les coutumes habituelles. A Paris, on fête en même temps le 150ème anniversaire de la Révolution Française. Tout un symbole, face à une situation où nos valeurs républicaines risquent d’être menacées. Vers le 18, notre société de Tir organise avec le concours de notre animateur Albert Thébault, instituteur et secrétaire de mairie et le car Pensuet un voyage de deux jours : Nantes, Saint-Nazaire (les chantiers Penhoët), la Baule, Piriac, Guérande, et bien sûr, la mer. Une nouveauté pour beaucoup d’entre nous. Bien du monde sur la plage grâce aux congés payés de 1936. Puis retour à Châtenoy, on finit et on rentre la moisson.
Août. Les battages commencent, comme la récolte est bonne, on passe plus de temps dans chaque ferme, c’est l’entraide. Pendant ce temps, la situation internationale reste inquiétante. Vers le 20, le pacte germano-soviétique déçoit les gens de tout bord. On craint un renforcement de la puissance allemande. Une mobilisation partielle est annoncée. Faute d’électricité, la TSF n’est pas dans toutes les maisons, mais l’information passe vite.
Septembre. Vendredi 1er. Nous sommes à la batteuse à la Fontaine. Au moment de la pause de 3 heures de l’après-midi, quelqu’un vient de Châtenoy. Il nous apprend que le tocsin a sonné pour annoncer la mobilisation générale décrétée à la suite de l’attaque de la Pologne par l’Allemagne. C’est la consternation. La maîtresse de maison pleure, ses fils et son gendre vont partir. Notre chauffeur, un pessimiste aux idées fort avancées dit que tout ça, c’est la faute des capitalistes et des marchands de canons. La pensée de beaucoup. Quoiqu’il en soit, il faut continuer le travail.
Dimanche 3. C’est la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne. Les moins de 40 ans ont déjà rejoint ou vont rejoindre sous peu leur centre mobilisateur. Quelques-uns d’entre eux parmi les plus âgés, et les chargés de famille, les « Fascicules bleus », ne partent pas. En cas de besoin, ils seront appelés ultérieurement. Ils ne partiront pas. La « Blitz Krieg » ou la guerre éclair les aura dépassés. Les plus de 40 ans, les « Territoriaux » de Châtenoy, presque tous des agriculteurs (mon père en fait partie) sont affectés à des travaux de bûcheronnage pour le compte d’une exploitation forestière. N’ayant à faire qu’au garde forestier et à l’exploitant, ils ont beaucoup de liberté dans leur travail.
Comme chacun sait, la drôle de guerre s’engage et se poursuit sans événements importants. Le calme avant la tempête. Début avril 40, malgré les bonnes récoltes de 38 et 39, on nous annonce un avant-goût des restrictions. Plus de pains 4 livres fendus. Les boulangers sont tenus de faire du pain boulot. Moins de farine pour le même poids de pain, dit-on.
Après le calme, la tempête. Mai 40. Le vendredi 10, c’est le début de l’invasion par l’armée allemande de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg. Notre président du Conseil, Paul Reynaud, nous avait rassurés par sa célèbre formule : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». On croit donc à un arrêt rapide de l’invasion.
Dimanche 12. C’est la Pentecôte, la première communion à Châtenoy. Le soir, un motocycliste venant de Bouzy arrive au bourg. Il nous informe que des parachutistes auraient atterri près de la Noue Mazone. Ce n’est pas rassurant. On n’a rien vu. Est-ce un canular ou une vérité ? On ne l’a jamais su.
Début juin. C’est le début du défilé, en véhicules de toutes sortes, des réfugiés du nord de la France en route vers le sud. De jour en jour, le défilé grossit. Maurice Pelletier, seul débitant de boissons, et épicier (restaurant Midou), ne peut satisfaire cette clientèle de passage de plus en plus importante et exigeante. Arsène Griller, épicier (restaurant Sevestre), est autorisé par la Préfecture à ouvrir un débit de boissons. Devant une telle ampleur d’exode, les Territoriaux sont affectés à la Défense Passive. Ils doivent surveiller les gens de passage et arrêter les suspects. Puis c’est l’invasion ennemie proche de Paris. Un dénommé Hesnou ou Esnou… ? se disant de Sury-aux-Bois et chargé d’organiser la défense passive nous demande de livrer des bottes de paille au bourg pour incendier les tanks allemands lors de leur passage. Nous n’avons pas pris la chose au sérieux.
Jeudi 13 ou vendredi 14. Paris est déclarée ville ouverte. Pour nous, ce n’est pas de bon augure. Des ordres parviennent que la population doit partir, d’autres qu’elle doit rester chez elle. Mais on a peur des Allemands et comme on croit à une bataille de la Loire, on veut partir, pensant qu’au sud, assez loin du fleuve, on sera à l’abri.
L’exode.
Alors, dans l’après-midi du samedi 15 (d’autres gens de Châtenoy sont déjà partis le matin), on charge la gerbière de tout ce qui nous sera utile. On y attelle Gamin, le seul cheval qui nous reste, l’autre a été réquisitionné en septembre. Vers 16 heures, peu de temps avant notre départ, 9 avions se dirigent d’est en ouest. Quelques minutes après, on entend des détonations vers Châteauneuf. Puis mes parents, mon grand-père, mon frère, ma sœur et moi-même, nous démarrons. On est ensemble avec notre voisin André Micheau et sa femme Blanche dans leur 201, leur fille Raymonde Joudiou, leur gendre Jean Joudiou et leur petite fille d’à peine 8 mois. Eux aussi ont la gerbière. La route de Sully étant trop encombrée, on emprunte la route forestière de la Verrerie pour se diriger vers Sully, mais après quelques kilomètres, c’est l’embouteillage complet. Sur trois rangs, véhicules de toutes sortes, civils et militaires, encombrent la route. Cependant, les militaires se donnent la priorité. C’est normal, mais on n’avance que par à coups. Le dimanche 16 (Il semble que ce soit ce jour-là que Châtenoy ait été envahi), des avions à cocardes tricolores (italiennes ?) nous survolent et nous mitraillent, fort heureusement à blanc. C’est quand même démoralisant, d’autant plus que leurs cocardes nous semblent françaises. Dans la nuit du 16 au 17, le pont de Sully saute. Alors on prend la direction de Gien. On arrive près de Nevoy pour la nuit du 17 au 18. Quelle nuit ! Quelle ambiance ! Des hommes s’engueulent dans un langage bizarre, semblent vouloir intimider les civils nombreux réfugiés à cet endroit. Ils se traitent d’espions, de 5ème colonne, en se rejetant mutuellement la responsabilité de la défaite. On devine les Allemands tout près.
Le 18 au matin, on arrive à pouvoir ranger nos véhicules dans un petit pré près d’une ferme et longeant la petite route de Nevoy. Des soldats français découragés arrivent. Les uns jettent leurs fusils et restent sur place. Les autres conservent leur arme et se dirigent vers la Loire. Puis un side-car avec deux Allemands passe à toute vitesse sur la route. Peu de temps après, un soldat armé, seul, passe à pied. Comme des curieux, nous étions sur le bord de la route. Sans un mot, il nous inspecte, puis continue sa route, les soldats français qui avaient jeté leur arme, une vingtaine peut-être, lèvent les bras. Spectacle désolant, ils sont prisonniers.
Ensuite, vers 11 heures, des coups de feu éclatent. Devant nous, les Allemands qu’on aperçoit sur la petite colline boisée longeant l’autre côté de la route. Derrière nous, les Français, qu’on ne voit pas. Le petit pré où nous sommes devient un no man’s land. Du côté français, des tirs au fusil et au 75 nous sifflent aux oreilles. Des obus éclatent près de nous. Les Allemands tirent aussi, comme ils sont sur la petite colline, leurs tirs nous paraissent moins dangereux pour nous. Un cri de quelques instants, apparemment de blessé nous parvient de l’arrière de l’ennemi. La pétarade dure peut-être une heure, mais c’est long. Un peu d’accalmie, on déjeune vite fait.
André Micheau a sa 201 percée d’une balle, Jean Joudiou son cheval blessé à une épaule. Ca ne nous semble pas trop grave. Malgré les quelques tirs çà et là, on repart bien vite pour le retour. On prend la route de Gien Lorris. Plein d’Allemands et de civils en retour. Un moment, les Allemands nous arrêtent et nous font garer sur le bas-côté pour laisser passer un convoi interminable. Blanche Micheau s’impatiente et en élevant la voix se demande jusqu’à quand ça va durer. « Jusqu’à quand la guerre finie, madame » répond un gradé vert de gris.
Le jeudi 20. En revenant, près de Montereau, on arrête dans une ferme pour abreuver les chevaux. Les occupants élégamment vêtus nous accueillent gentiment et acceptent le service demandé. Ils se disent les fermiers. C’est difficile à croire. Une femme en même tenue aussi élégante cure les vaches et transporte le fumier par fourchées au tas à une dizaine de mètres de l’étable. Le retour par Lorris s’effectue sans inconvénients.
A environ un kilomètre de la maison, mon père va en vélo voir ce qui s’y passe. Le pont de la Verrerie est intact. La maison intacte aussi, elle est occupée par deux jeunes couples français. Pour ne déranger personne, mon père va à la pompe pour se désaltérer. La chaîne est coincée au fond du puits. Une jeune femme lui dit : « Venez donc à la maison, nous avons du bon cidre ». (Oui, le nôtre !) Une demi-heure après, on rentre tous, on dit qu’on est chez nous. Les deux femmes insouciantes et gaies restent un peu avec nous. Puis elles nous quittent et restent quelques jours à loger avec leur compagnon sous un petit hangar. Elles disent qu’elles vont au bourg trouver les Allemands pour avoir des cigarettes. A savoir qu’une kommandantur s’est installée pour quelque temps dans le logement de madame Ménigault, aujourd’hui au 3 route de Bellegarde. Des cultivateurs de l ‘Aisne sont arrivés aussi jusque chez nous. Ils ont fauché les foins avec leurs chevaux et sont restés plus d’une quinzaine, attendant la naissance d’un poulain. Pas d’incidents majeurs pendant notre absence. Sauf que nous avons retiré d’une voiture d’autres gens du matériel nous appartenant. Ces derniers n’ont pas cherché à sympathiser. Il nous a semblé qu’ils ne devaient pas être propriétaires ni du cheval, ni du véhicule (apparemment militaire), ni de son chargement. Ils ne sont pas restés longtemps et sont partis avec le cheval et le véhicule chargé.
Les chevaux dans la tourmente. Au cours de l’exode, Jean Joudiou croit reconnaître dans un convoi militaire français son cheval réquisitionné début juin. Il va le trouver, le caresse et l’appelle par son nom. Le cheval lui répond par un petit bruit qu’il fait échapper de ses babines et avance son nez comme pour embrasser son ancien maître et lui demander : « Reprends-moi donc ! » Pas question de s’attendrir plus longtemps, il faut partir.
Plus tard, un cultivateur et sa femme d’une commune voisine m’ont confié avoir abandonné leur cheval et leur voiture avant la Loire pour passer le pont de Sully à pied. Quelques jours après, à leur retour, ils aperçoivent au loin un cheval et croient que c’est le leur. La femme l’appelle en criant son nom très fort. Le cheval arrive très vite au galop en poussant des hennissements de joie.
Dans la cohue des véhicules, lors d’un brusque arrêt, notre cheval Gamin, assez vif, reçoit brutalement un choc dans un œil par le véhicule le précédant. Au printemps suivant, un mal s’étant formé, nous avons dû lui faire retirer l’œil par le vétérinaire. Quelques mois plus tard, le mal a empiré. Le cheval, sans doute par la douleur, devient dangereux. Nous avons été obligés de nous en défaire.
Gare aux détenteurs de fusils. Lors de l’exode avant l’arrivée toute proche des Allemands, André Micheau planque son fusil, déjà caché dans un sac, sous le faîtage dans le grenier d’une maison vide de ses habitants à Nevoy. Deux mois après, un dimanche, mon père et moi nous accompagnons André en vélo jusque-là. Et avec l’autorisation des habitants revenus d’exode, il retrouve le fusil et le ramène à Châtenoy sans problème, toujours dans le sac, au nez et à la barbe des occupants, en passant au retour par Gien et Lorris.
En 1943, par un été sec, en curant la mare de notre ferme, on y trouve un fusil. L’extérieur du canon est piqué de rouille, mais l’intérieur bien protégé est intact. Le garde Fernand Naudinet du château de la Rivière, démuni du sien, nous le demande à la libération. Il tire plusieurs fois et un jour, le canon éclate, sans gravité pour lui. On a su plus tard qu’il appartenait à un homme de Lorcy arrivé chez nous à l’exode et reparti avant notre retour.
Sous l’occupation, la détention d’armes à feu est strictement interdite, sous peine de mort. Les armes à feu doivent être déposées en mairie.
Je cite une anecdote qui confirme bien la présence d’espions ou d’Allemands avant l’heure. Marie Pestie, une castannéenne dont le mari avait fait la guerre 14-18, en exode avec son mari, sa fille, des voisins et amis, au cours d’une conversation, dans son naturel à haute voix, lance cette affirmation : « Mais les Boches ne sont pas encore là ! – Mais si, madame, nous sommes là », répond un inconnu en civil.
Une autre anecdote : Peu de temps avant l’exode, un camion « Soldes » stationne à la jonction de la route du Pont Ganet avec la route de Bellegarde, avec à son bord un personnage d’apparence douteuse. Un garde de la défense passive l’interroge sur la raison de sa présence prolongée à cet endroit. Il répond qu’il fait partie de la « 5ème ». Il s’en va lorsque les Allemands arrivent.
Sous l’occupation. Rentrés à la maison, notre vie reprend ses droits… restreints. On se sent muselé, mal informé, le moral n’est pas au beau fixe pour beaucoup. On se raccroche à l’apparente bonhomie du maréchal Pétain. On croit à sa bonne réputation. On entend des réflexions défaitistes : « Mieux vaut être Allemand vivant que Français mort », ou encore :
« Que ça pète ailleurs pourvu qu’ils nous foutent la paix chez nous, les Allemands sont gentils, polis et ils payent bien ce qu’ils achètent ». Réflexions qui ne sont pas partagées de tous. C’est vrai qu’ils payent quand ils ne peuvent plus piller. Avec un mark fixé à 20 francs (6 francs en 1934 – Dictionnaire Larousse), ils achètent beaucoup à pas cher. Ils auront tôt fait de conduire notre commerce à la pénurie et notre économie à la ruine. Pendant ce temps, des familles attendent des nouvelles des leurs qui sont retenus prisonniers, soit en France, soit en Allemagne.
Au cours de l’été 1940, pendant quelques mois, des gars – du Midi en général – sont placés dans les fermes pour aider aux travaux agricoles. Ils viennent au bourg le dimanche matin pour répondre à l’appel. Vers octobre et novembre, pressentant proche leur départ vers l’Allemagne, la plupart d’entre eux se sont fait confectionner des vêtements civils et sont passés en zone libre. Le nôtre, un célibataire de l’Ariège, parti discrètement un dimanche soir de novembre, nous a adressé plus tard une carte postale pour nous faire comprendre son arrivée à bon port. Pour écrire, il faut se méfier d’Anastasie, le nom que l’on donne à la censure. A la mi-décembre, les prisonniers non évadés ont été emmenés en Allemagne pour ne rentrer pour la plupart qu’en 1945.
Les soldats français qui ont pu échapper à la capture sont rentrés en août et septembre 1940 après leur démobilisation au Centre de Châteauroux. En octobre, un dimanche soir, 4 Nord-africains de l’Armée française, prisonniers des Allemands, évadés du camp de Beaune-la-Rolande, sont passés chez nous. Nous leur avons donné à manger et une carte du Loiret PTT. Ils ne voulaient voyager que de nuit pour rejoindre la zone libre.
En octobre aussi, je crois, s’installe le dispositif du rationnement. Les cartes d’alimentation et de certains produits sont mises en place dans les mairies. Dans l’avenir, le rationnement prendra de l’extension tant sur la quantité que sur l’ensemble des produits. A l’automne 1940, un Comité d’assistance local aux prisonniers de guerre est constitué de bénévoles et patronné par Cécile Brugère, pour leur préparer et leur expédier périodiquement des colis. Il est financé par des dons et le bénéfice de séances récréatives organisées avec la participation des jeunes.
Au printemps 1941, quelques prisonniers sont libérés. Le moral des gens remonte en juin 1941 lorsque l’Allemagne attaque la Russie. L’expérience française de 1812 nous fait penser qu’il en sera de même pour les Allemands. Décembre 1942, c’est la convocation à l’organisation TODT, pour la construction du mur de l’Atlantique, de certains jeunes Français ainsi que ceux ayant une qualification professionnelle. Juin 1943, c’est la convocation des jeunes de la classe 1942 au STO en Allemagne. Ensuite, certains jeunes des classes 1941 et 1940. A Châtenoy, nous refusons tous de partir. C’est prendre un risque. Il faut alors se cacher, ne pas se montrer au regard de gens indiscrets ou douteux. La gendarmerie de Vitry-aux-Loges a la charge de nous rechercher. Les gendarmes Dupire et Martin à qui nous devons notre reconnaissance font leur possible pour qu’on ne se trouve pas en face d’eux au cours de leur enquête. Les Allemands font aussi des recherches qui n’aboutissent pas. Quand ces derniers arrivent au bourg, dans la mesure du possible, certaines personnes se déplacent pour nous prévenir. Le travail en forêt nous a permis de nous planquer plus facilement. Une organisation secrète dont Georges Baudin, alors garde forestier au Ruet à Saint Martin d’Abbat, se fait l’intermédiaire, nous délivre une fausse carte d’identité avec modification du nom, de la date et du lieu de naissance. J’ai appris par le livre de Gérard Boutet « Ils ont vécu l’Occupation » que René Garreau et Jean Joudiou, tous deux enseignants à Châteauneuf, ont participé à la confection de fausses cartes d’identité aux réfractaires au STO. Jean Joudiou, dont les origines remontent à Châtenoy fut arrêté par les Allemands pour faits de résistance et mourut en déportation (aucun lien de parenté avec le Jean Joudiou cité précédemment). On a donné son nom au collège de Châteauneuf.
En ce qui concerne les restrictions, pas trop de problèmes pour vivre à la campagne. Pour compléter la ration de pain, on fait moudre (clandestinement, c’est interdit) du grain, blé, seigle ou méteil au moulin de Gabois à Beauchamps. Un jour, par dénonciation, le meunier subit un contrôle français. Il est contraint de donner les noms des propriétaires des sacs de grain en attente d’être moulus. Ces derniers comparaissent au Tribunal à Orléans et ont à s’acquitter d’une amende. Mon père est de ceux-là. On va ensuite au moulin de Bray-en-Val. Un cultivateur de Châtenoy, Arsène Codiasse, disposant d’un moulin à farine, nous accorde aussi ce service.
Les réquisitions de bétail, grains et autres produits agricoles posent bien des problèmes. La Commission Communale chargée des réquisitions n’a pas la tâche facile. Certains refusent de fournir leur contingent pour diverses raisons : besoins personnels, taxation dérisoire des produits, tentation de livrer au marché noir à un prix meilleur, refus de fournir aux Allemands. Et il n’est pas toujours aisé de satisfaire au mieux les gens de la ville venant pour se ravitailler.
Les produits pour travailler sont aussi difficiles à trouver. Il faut faire une demande souvent insatisfaite. En agriculture, le manque de bras (exploitants prisonniers), le manque de moyens de traction et de travail (chevaux réquisitionnés, matériels difficiles à remplacer ou à réparer), la pénurie d’engrais d’une qualité plus ou moins bonne contribuent à une forte régression de la productivité. Il convient aussi de souligner le courage des femmes de prisonniers qui, pendant 5 années, ont su et ont pu maintenir leur exploitation, attendant le retour de leur époux. En 1941,
à la batteuse, on lie la paille à la main comme autrefois, puis on trouve de la ficelle papier, puis de la sisal rénovée ou raboutée en adoptant une méthode de travail réduisant les peines. Par ces temps de crise, on se découvre des ingéniosités, des « ersatz » pour compenser ce qui nous manque. Les vêtements, les chaussures, il faut aussi des bons pour les obtenir. Les pneus de vélo sont introuvables. On consolide celui qui est prêt à éclater en l’entourant d’une ficelle. On confectionne aussi une sorte de bandage constitué de rondelles de caoutchouc (de vieux pneus de voiture) enfilés d’un fil de fer, que l’on place sur la jante. Seules les voitures à gazogène peuvent circuler. Pas d’essence pour les autres voitures.
Pour la petite histoire à propos des restrictions. En 1942, je travaillais dans une ferme à Beauchamps. A la terre, on use facilement ses godasses. Il me fallait une paire de brodequins et pourquoi pas une paire de rechange. Je fais une demande de bon de chaussures à la mairie de Beauchamps. Et pour être plus sûr d’en avoir au moins un, mon père fait aussi une même demande
à la mairie de Châtenoy. A Châtenoy, le bon arrive et mon père le retire. A Beauchamps, le bon arrive aussi et je me pointe pour le retirer. Alors, le secrétaire qui travaillait aux deux mairies me dit : « Pas question, tu en as déjà eu un à Châtenoy ». J’en conclus qu’il avait raison. Que voulez-vous, en ces temps difficiles, on est à précaution. Mais ce bon a dû profiter à quelqu’un. Si c’est pour une juste cause, tant mieux !
La jeunesse a des difficultés pour se distraire, les bals sont interdits, mais on danse quand même, dans des fermes ou des maisons isolées. Oh ! Pas d’orchestre compliqué, un accordéon, ou parfois un vieux phono qui grince. Et on s’amuse !
En 1943 et en 1944, c’est la nuit et quelquefois le jour que l’on entend le ronronnement continu de plus en plus prolongé et de plus en plus fréquent des forteresses américaines, à une haute altitude, parties bombarder l’Allemagne. Ceci nous donne l’espoir que le débarquement approche.
Des actes méritoires. Au mois de juin 1940, Emile Bourillon, fermier à Brossedonne, héberge et emploie aux travaux des champs 4 prisonniers français domiciliés dans le midi. Devant un plan d’évasion que ces derniers ont élaboré, Emile et son beau-frère, Maurice Burette, fermier au Rôti, se font complices en leur procurant des vêtements civils. Ce qui facilite leur évasion. C’est encadré de 2 soldats allemands armés qu’Emile est contraint de se rendre à la Kommandantur de Châtenoy pour répondre de cette affaire. Il réussit à se disculper et est libéré.
Des Allemands en voiture demandent à Marius Moreau, aux Bruyères, le chemin pour se rendre chez X…, à la maison Dabard proche de la Bouchetière (n’existe plus). Marius comprend qu’il doit s’agir d’une arrestation de la famille juive qui loge dans cette maison. Rapidement, il prend son vélo et par un autre chemin essaie de prendre le devant pour donner l’alerte. Il arrive en même temps que les Allemands. Alors l’un d’eux comprenant son intention le menace et l’agresse. Une courte bagarre et Marius prend le dessus. Mais conscient du danger qu’il court, il cède et ne peut empêcher l’arrestation.
Eugénie Cousin, d’origine lorraine, connaît bien la langue allemande et les Allemands pour les avoir servis obligatoirement en 14-18. Fermière à la Haute Têtière, en 1943-1944, elle cache des armes à la Guérinerie (Chailly), ferme vacante à quelques centaines de mètres de chez elle. Les Allemands semblent ignorer la cache d’armes, mais ils ont sans doute eu vent qu’elle refuse de fournir son contingent de céréales à la réquisition et qu’elle les stocke à la Guérinerie. Ils viennent chez elle un matin pour aller enquêter à cet endroit. Cela devient dangereux. Mais avec le sang-froid et la ruse qui la caractérisent, elle réussit à les dissuader d’y aller.
Elle subit une autre affaire. Hébergeant deux réfractaires au STO, l’un d’eux vole le vélo de l’autre, vole des victuailles d’Eugénie (elle vient de tuer un cochon), disparaît et s’engage dans la milice. L’autre, après la libération, s’engage dans la gendarmerie puis intente contre le premier un procès pour vol et pour son engagement dans la milice. Il sollicite le témoignage et la plainte d’Eugénie. Elle répond qu’elle ne porte pas plainte et ne veut pas témoigner contre lui. Bien qu’il soit devenu milicien, elle lui est reconnaissante de ne pas l’avoir vendue aux Allemands alors qu’il savait qu’elle cachait des armes.
Noël Thierry, fermier aux Rondeaux, par un pigeon voyageur parachuté dans un de ses champs dans une cage, transmet un message informant Londres de la présence d’Allemands campant en forêt d’Orléans près du carrefour route de Sully-route forestière de Vitry, et le passage de convois militaires sur la ligne de chemin de fer Orléans-Chartres en partance pour le front de Normandie. Libéré, le pigeon, après quelques hésitations, prend son envol dans la direction de l’Angleterre. Une nuit peu après, 2 ou 3 bombes sont lâchées près du carrefour signalé. Mais les Allemands sont partis. L’impact des bombes est toujours visible. Noël apprend le mitraillage de trains militaires sur la ligne Orléans-Chartres. A son poste de TSF, au jour et à l’heure qu’il avait proposés, il entend son message personnel à la BBC : « Toto est bien arrivé ».
Léon Beaudin fermier à Brossedonne voit arriver chez lui un aviateur canadien. C’est l’un des deux pilotes d’un bombardier, en retour de mission, touché par la DCA ennemie et en voie de perdition. Les deux pilotes se font éjecter et l’appareil va s’écraser aux Planchettes à Sury-aux-Bois. L’un d’eux, du nom de Mac Dougall, parachuté près du Pont des Beignets vient se réfugier dans un bâtiment chez Léon. Ce dernier le découvre et lui procure des vêtements civils. Puis, avec la jument Bichette et la carriole, il le conduit de l’autre côté de Sully. De là, Mac Dougall gagne Bourges où il a un endroit à se rendre. Plus tard, il donnera des nouvelles informant Léon qu’il est bien arrivé en Angleterre via l’Espagne et qu’il a piloté et bombardé de nouveau en Allemagne. Les gens des Planchettes ont pu assister au démontage et à l’embarquement dans des camions du bombardier par les Allemands. Tous semblaient satisfaits, les premiers heureux que les pilotes se soient échappés, et bien entendu que la situation évolue en leur faveur. Et les seconds heureux aussi de montrer cet appareil abattu, croyant encore à leur supériorité et à leur victoire définitive.
Après la guerre, Noël Thierry et Léon Beaudin ont reçu chacun du ministère de la Guerre britannique pour le compte du gouvernement du roi un certificat de mérite dont voici la traduction :
1939-1945 Certificat de mérite remis pour le compte du gouvernement de sa Majesté Britannique au Royaume-Uni à Monsieur Noël Thierry.
Les actions courageuses de ceux vivant sous l’occupation ennemie, qui aidèrent en envoyant des informations sur l’ennemi par pigeon voyageur aux forces armées de sa Majesté dans le Royaume-Uni, sont valorisées, et votre contribution à ce travail mérite grandement notre reconnaissance.
Alain Brooke Field Marshal, chef de l’Etat-Major Général Impérial, ministère de la Guerre, Londres.
Mardi 6 juin 1944. Le débarquement. Ce n’est que vers midi que nous apprenons le débarquement tant attendu. Il faudra encore près de deux mois pour que les troupes alliées puissent avancer, mais au prix de quels sacrifices. On entend le bombardement des points stratégiques à près de 200 kilomètres aux alentours occasionnant aussi de nombreuses victimes civiles.
Début juillet, une nuit, nous somme réveillés par un mitraillage et un bruit d’avion. Juste le temps de se lever pour voir l’avion allemand dans l’axe sud nord et venant de mitrailler une seconde fois. Le père Lassolle, le charbonnier du port de la Verrerie, n’avait pas respecté le couvre-feu. Ses fours allumés le soir dégageaient pour la nuit une certaine luminosité. Il s’en est tiré sain et sauf, mais avec une bonne trouille et ses fours percés.
Vers le 6 août 1944, le soir, j’ai à garder un prisonnier allemand capturé par des camarades à Châtenoy. Près de Lorris, ce soldat s’est échappé d’un camion en retraite vers l’est et attaqué le matin par le Maquis. Voulant rejoindre les convois se repliant par la N60, évitant les habitations, il traverse la campagne environnante sans encombre pour se faire prendre près des Bruyères après avoir demandé son chemin à la fermette de la Noue Nouisse et à la ferme des Dinvals. On me donne un revolver pour le garder quelques heures chez Marcel Pelletier, le maire, au Bois-Cognet, en attendant le Maquis. Contact tout de suite difficile. Puis il a parlé, pas facile de le comprendre. Par ses quelques paroles et gestes, je comprends qu’il a reçu une balle dans un poignet, qu’il souffre, qu’il a beaucoup transpiré parce qu’il fait chaud. Dans ses yeux, je devine aussi la fatigue. Comme il en éprouve le besoin, je tourne la pompe pour qu’il se rafraîchisse et se lave le visage et sa plaie. Ensuite, il me parle de lui. Je comprends qu’il a 42 ans, une femme et deux enfants et qu’il voudrait les revoir. Alors moi, qui avais une haine de ces Allemands, comme bien des Français à l’époque, j’en étais à vouloir en descendre. Eh bien là, je n’en ai plus la volonté. Bien que je reste prudent, le pauvre bougre, en si triste condition et doutant de son sort, me fait pitié. Ce n’est plus un soldat mais un homme qui souffre.
A la nuit tombante, deux gars du Maquis, que je ne connais pas, en voiture, accompagnés de monsieur Guillot, instituteur et secrétaire de mairie sans doute pour montrer le chemin, viennent le chercher. Il part calmement, sans rechigner. Plus tard, j’apprends qu’il a été fusillé en représailles de massacres commis par ses compatriotes. Léon Beaudin, ancien prisonnier de guerre 14-18, n’a jamais admis la mise à mort de ce simple soldat devenu sans défense. Léon, en Allemagne, avait été traité humainement, selon les conventions internationales. Mais la guerre de 39-45 n’est pas celle de 14-18. Tant de crimes, tant d’horreurs ont été commis en France que la haine et la vengeance habitent le cœur de bien des Français.
C’est aussi dans ces jours-là qu’en forêt d’Orléans la Résistance attaque les convois allemands en retraite par la RN60. On entend de nombreux tirs, tant par la Résistance que par les Allemands. On a longtemps vu les impacts de balles sur les maisons, de Chicamour à Bellegarde ; qui ne pouvaient provenir que de tirs allemands. C’est là aussi que la forêt est incendiée sur une vaste superficie. Par un vent calme d’ouest et par un temps chaud et sec, une épaisse fumée nous survole en altitude et rejette des cendres de fougères jusqu’à près de 30 km. On n’oublie pas la bataille de Chicamour du samedi 12 août et du massacre commis par les Allemands au carrefour d’Orléans (aujourd’hui de la Résistance) le lundi 14 qui ont fait plus de 40 victimes parmi lesquelles des gens que nous avons bien connus.
La libération telle que je l’ai vécue.
Vendredi 18 août 1944. Dans la matinée, notre groupe, une vingtaine peut-être, se réunit en forêt, Vieux chemin de Châteauneuf. On nous remet à quelques-uns d’entre nous, notamment les jeunes, à chacun, un fusil de guerre américain avec des cartouches. Comme dans ces jours-là il semble régner un certain calme, qu’on croit que les Allemands ne sont plus à craindre et qu’ainsi armés nous nous sentons plus forts, quelqu’un nous propose de monter la garde devant notre mairie, avec notre arme bien sûr – un ambitieux peut-être. (Certaines mauvaises langues disent qu’après la Libération, il pourrait s’asseoir à la mairie… au sacrifice de victimes éventuelles…) – Imprudence, disent certains. Alors, on abandonne le projet de garde. Avec raison ! Car voyons le lendemain.
Samedi 19 août. Tôt le matin, deux automitrailleuses, camouflées de branchages et avec chacune deux soldats pointant leur arme de chaque côté de la route, venant de Beauchamps sur Huillard, et traversent Châtenoy. Elles auraient été capturées ensuite vers Fay aux Loges par les Américains.
Dimanche 20 août. Dans l’après-midi, une voiture de la Résistance, où est accroché le drapeau français, traverse Châtenoy et se dirige vers Beauchamps. On se croit libéré.
Lundi 21 août. Dans l’après-midi, deux violentes détonations, ressenties fortement à Châtenoy, mettent en doute notre libération de la veille. Les Allemands ont fait sauter deux ponts sur le canal à Coudroy. Celui du chemin de fer Bellegarde-Lorris et celui du CD 44 dit de la Chaussée.
Mardi 22 août. En fin d’après-midi, une jeep américaine arrive à Châtenoy et se dirige vers Beauchamps. La libération est définitive. Sans incident.
Le dimanche 27 août, nous nous réunissons pour une cérémonie au monument aux morts, avec le drapeau français sorti de sa cachette. Nous sommes libérés, c’est la joie, mais la guerre n’est pas finie. Dans ces jours-là, beaucoup d’Américains stationnent en forêt entre Châtenoy et Bouzy. Ils y sont restés plusieurs jours. Ils sont partis ensuite, abandonnant quantité de fil téléphonique, de jerricans et quelques autres matériels. Beaucoup de gens de Châtenoy et d’ailleurs en ont récupéré. Ce qui leur a rendu service après la pénurie subie et qui continuait encore.
Le 1er novembre, une cérémonie émouvante réunit beaucoup de monde au carrefour de la Résistance. Le 11 novembre, on peut célébrer de nouveau l’armistice de 1918.
Mardi 8 mai 1945. Tôt le matin, je conduis les deux chevaux pour être ferrés. Maurice Pelletier, le maréchal me dit : « Aujourd’hui, c’est férié. L’armistice a été signé cette nuit ». Pas d’électricité, pas de TSF dans notre ferme, nous l’ignorions. « Je vais te les ferrer quand même » me dit-il. L’après-midi vers 3 heures, à 4 ou 5 à l’église, pendant un bon bout de temps, nous avons sonné, non pas le tocsin, mais la paix retrouvée. Les 29 avril et 13 mai 1945, 1er et 2ème tour des élections municipales, les premières élections depuis 1937. Après 4 années de soumission, on apprécie de découvrir ou redécouvrir le droit de vote. On apprécie aussi de pouvoir chanter à nouveau dans l’allégresse « la Marseillaise », de revoir flotter le drapeau français et … de retrouver la liberté et la démocratie.
D’avril à août, les prisonniers rentrent. La plupart sont chez eux dans la première quinzaine de mai. Je termine mon récit en rappelant le bilan de cette guerre à Châtenoy. Six soldats africains de l’armée française qui n’avaient pas voulu se rendre en juin 40, capturés sur le territoire de la commune par les Allemands, ont été massacrés sauvagement, au mépris des lois de la guerre. Parmi les victimes domiciliées dans la commune, on dénombre 1 soldat tué au combat en mai 40, 6 civils dont 4 enfants à Châteauneuf en juin 40, 1 prisonnier de guerre mort en déportation en mai 1945 et une famille juive déportée. Ayons confiance en l’avenir, gardons le sourire. Mais pour que ne se répète l’Histoire, n’oublions pas le passé. Plus jamais ça !
Remerciements.
Je remercie à titre posthume puisqu’ils sont aujourd’hui disparus : Eugénie Chenault-Cousin à Châtenoy, Albert Lafaye, mon père, à Châtenoy, Marcel et Marcelline Pivoteau à Beauchamps, et Noël Thierry à Châtenoy, qui m’ont confié anciennement leurs témoignages. Le domicile indiqué est celui de l’époque. J’y ajoute Solange Baudin à Châtenoy.
Je remercie également Gilbert Beaudin à Châtenoy, Paul Bourillon à Sury-aux -Bois, Raymond et Simone Bourillon, Marius Eutrope à Châtenoy, Robert Lafaye à Noyers et Roland Thierry à Châteauneuf pour les témoignages qu’ils ont bien voulu me confier récemment. Ce qui m’a permis de compléter mon récit ou de confirmer certains de mes souvenirs un peu effrités par la longueur du temps.