Bulletin municipal n° 45 – 2006
Marcelle Pilaudeau a accepté, et nous l’en remercions très fort, d’évoquer pour le bulletin des souvenirs de son « aventure » à Châtenoy. C’est l’occasion pour tous, ceux qui y ont participé et les nouveaux venus, de prendre mieux conscience de la révolution vécue dans la deuxième moitié du 20ème siècle dans les domaines de la consommation, de la communication, … et du sens de l’intérêt général.
« Aventure », c’est le mot qui convient, car c’était bien une aventure de prendre un commerce d’épicerie, mercerie, buvette, à Châtenoy, en 1946, au lendemain de la seconde guerre mondiale alors que le pays manquait de tout.
Nous prenions ce commerce, Jean Pilaudeau et moi, suite à madame Griller, personne âgée et malade qui en plus avait un gros déficit de tickets d’alimentation envers son fournisseur (M. Burgevin de Saint-Benoît-sur-Loire) car à cette période, rien ne pouvait se vendre sans échange de tickets qui allaient de pair avec les cartes d’alimentation (Les travailleurs de force ou les J3, adolescents de 13 à 16 ans, avaient des rations plus importantes). Mais les tickets ne suffisaient pas, encore fallait-il avoir de la marchandise…
Ce sont les Etablissements Balichon qui ont accepté de me faire une avance d’épicerie ; en contrepartie, tous les quinze jours, le vendredi, je prenais le car « Lebeuf » pour me rendre à Châteauneuf-sur-Loire porter mes tickets auprès de mon fournisseur afin d’avoir une livraison en retour.
Por la boisson, le vin essentiellement, nous rencontrions les mêmes difficultés. Madame Ravion, à Lorris, nous ayant sèchement répondu qu’elle n’avait de la marchandise que pour ses bons clients (Jean venant de passer cinq ans en Allemagne ne pouvait être de ceux-là), c’est chez monsieur Talvard de Bellegarde que nous avons trouvé un peu de vin et encore uniquement du blanc. Le pain également était mesuré, pas question d’obtenir de Nénesse, boulanger à Grignon, une quantité supplémentaire à la valeur des tickets. Une autre difficulté de cette période venait du fait que les fournisseurs ne livraient pas. C’est donc à vélo, à moto ou en car que nous allions à la recherche de victuailles. Un jour, mon époux est allé jusqu’à Orléans, chez les merciers, pour ramener en tout et pour tout 5 bobines de fil et 10 pelotes de coton. C’est dans les années 49-50 que petit à petit la marchandise devint plus abondante, entraînant la suppression des fameux tickets.
Le vin rouge étant revenu, nous vendions le 10° à la chopine au café, ce qui empêchait parfois les vélos de rouler droit au retour du village, sans conséquence pour leur utilisateur car les tests d’alcoolémie n’existaient pas et les voitures étaient rares…
A propos du vin, une anecdote me revient, je ne saurais la dater précisément. La nuit était tombée et les volets clos mais un bruit inhabituel nous poussa à regarder dehors. Surprise, un curieux attelage traversait le pays. Camille, un brave et robuste bûcheron ramenait dans sa brouette un camarade habitant le bourg, hors d’état de tenir la position verticale. Amélie, la femme de Camille, tenait le falot (lampe-tempête) afin d’éclairer la route. Ce déplacement ne se faisait pas sans bruit et sans paroles, surtout quand Amélie s’écria : « Arrête Camille, tu vois bien que sa tête frotte sur la roue ! » La caravane passa et il n’y eut point d’article dans le journal du lendemain.
Une autre difficulté pour le développement de notre commerce fut l’obtention d’une « grande licence IV » sans laquelle nous ne pouvions vendre d’apéritifs. Cette licence nous était refusée car notre café se trouvait à moins de 100 mètres de l’église (90 exactement). Après deux ans de correspondances, de démarches à la préfecture, nous avons enfin pu abtenir, plutôt acheter (70 000 f) cette précieuse licence à un café d’Orléans qui fermait. Petit à petit, je garnissais ma boutique, en fonction de mes possibilités et de la demande, de toutes sortes de produits qu’il m’est impossible d’énumérer ici (épicerie, vêtements, tissus, chaussons, sabots, son, graines, articles de pêche, solexine). Une cousine étant venue me voir me dit avec étonnement : « Ce n’est pas une épicerie-buvette que tu tiens, mais les galeries Farfouillette ».
Activités parallèles.
Pendant de nombreuses années, mon mari Jean exerça le métier de facteur. Eté comme hiver, à vélo au début puis en moto (la sienne), il partait le matin de très bonne heure (6 heures) à Lorris pour trier et ramener le courrier qu’il distribuait ensuite dans la matinée. De la Feuillue au Bois Cognet en passant par la Bouchetière, la tournée était longue et les boîtes à lettres ne se trouvaient pas au bout du chemin. A 14 heures, après avoir relevé la boîte communale, il repartait à Lorris reporter le courrier et en revenait avec des médicaments ou des revues commandés par ses « clients ».
Il dut cesser son activité en 1968 car je n’arrivais plus à tenir la boutique seule.
Dès notre installation en 46, nous sommes devenus « gérants » de la cabine téléphonique, le seul appareil téléphonique du bourg car le deuxième se trouvait au château de la Rivière. Appareil téléphonique en bois, il suffisait de tourner la manivelle noire pour obtenir l’opératrice et demander son numéro ; une deuxième manivelle permettait d’avertir le porteur de télégrammes (Monsieur Métier à l’époque) qu’un billet bleu était arrivé. Cette seconde activité, même indemnisée, avait plus d’inconvénients que d’avantages. En dehors du fait de proposer un local pour que les gens puissent téléphoner, le principal désagrément était d’être réveillé la nuit pour appeler un docteur, parfois un vétérinaire. Mais le numéro de téléphone qui m’a causé le plus de soucis fut le 35 à Escrennes. Un client éleveur entrouvait la porte de l’épicerie, me criait :
« Marcelle ! Tu appelleras l’inséminateur » et disparaissait. Pour obtenir le 35, numéro miracle pour la procréation bovine, il fallait passer par Pithiviers et ce numéro n’était pas toujours libre ; je devais rappeler et parfois j’oubliais… Alors, je me faisais enguirlander ; c’était rare mais plutôt vache !
Notre deuxième activité parallèle fut une activité paramédicale. Peut-être à cause de la tenue de la cabine téléphonique mais sûrement à cause de l’absence d’infirmière à cette époque, nous avons été contraints de faire les piqûres et cela sans aucune formation. J’avais moi-même commencé par faire les piqûres d’insuline à madame Griller car elle était diabétique. En 1947, une épidémie de broncho-pneumonie infantile ayant sévi dans la région, mon mari dut faire des piqûres de pénicilline, à notre fils Jean-Claude d’abord, puis à d’autres enfants malades ensuite. Ces piqûres devaient être faites toutes les trois heures et même la nuit… Notre compétence fut sans doute reconnue car le docteur Rosner, médecin à Bellegarde, continua de nous envoyer ses patients. La casserole contenant les aiguilles et les seringues de verre ne quittait pas le coin de la cuisinière à bois. Pour ma part, je piquais à la maison, principalement les femmes, et mon mari allait piquer à l’extérieur, bénévolement bien sûr.
A propos de paramédical, il me vient une image assez dure. Ce devait être durant l’été 1962, de jeunes parisiens eurent un accident de voiture sur la nationale allant à Sully sur Loire. L’un deux ayant été tué, les autres, blessés, furent ramenés en pleine nuit dans notre cuisine où le docteur Rosner et mon mari s’employèrent à désinfecter et à recoudre les plaies…
Il est évident que toutes ces activités, commerciales et parallèles, ne pouvaient s’effectuer qu’au cours de journées de travail extrêmement longues. Les premiers cafés rhum étaient servis vers 6 heures 30 du matin ou plus tôt car les ouvriers forestiers partaient souvent avant le jour. La fermeture n’avait pas lieu avant 21 heures 30, si les clients le permettaient. Quelques-uns, souvent les mêmes, pouvaient refaire le monde devant une « chopine », souvent jusqu’à minuit.
Pas de coupure à midi, le déjeuner étant rarement pris d’une seule traite.
Quant à la boutique, elle était ouverte 365 jours par an et lorsque nous partions deux ou trois jours en septembre, c’étaient les demoiselles Durand, Renée et Roberte, filles du boucher, qui venaient tenir notre commerce.
Un soir de 14 juillet, alors que le café était rempli de spectateurs revenant du feu d’artifice tiré à l’étang du Bourg, j’eus la chance de satisfaire une cliente qui avait besoin d’un chapeau de paille pour faire la moisson du lendemain ; il était 0 heure 30.
Les années ont passé…
Je reviens en arrière pour me rappeler le tout début des années 50. Les habitants de Châtenoy commençaient enfin à oublier les années de guerre et de privations et pensaient à s’amuser un peu. Une troupe théâtrale avait vu le jour et répétait dans notre café sur une estrade improvisée ; madame Ballet en était l’habilleuse. Un comité des fêtes avait relancé les fêtes du pays et la rotonde s’installait sur la place au mois de juin. C’était à l’époque où nous rafraîchissions les canettes de bière ou de limonade grâce à un panier que nous descendions au fond du puits au bout d’une corde. L’un de ces paniers séjournerait encore au fond de l’eau ! Lors du bal sous rotonde, une bagarre pouvait éclater, mais nos deux gendarmes de Vitry-aux-Loges, messieurs Martin et Dupire, réglaient le problème sans arrestation ni mise en examen mais simplement avec quelques arguments musclés. Certains jours d’hiver, il arrivait parfois à ces deux représentants de l’ordre de venir contrôler la circulation très fluide à l’époque. A la nuit tombée, la Juva 4 rangée dans la cour, ils tombaient la veste d’uniforme pour disputer à la cuisine une partie de belote avec deux gars amicalement réquisitionnés.
Dans les années 50, les jeux de cartes étaient très prisés. Chaque dimanche après-midi, nous comptions au moins un jeu de manille et deux jeux de belote. Parmi ces joueurs de cartes, des figures du village, Gaston et René, deux générations de maréchaux-ferrants, Robert le maçon, Albert le parisien… Une année, j’ai eu l’idée d’organiser un concours de belote ; 72 joueurs se présentèrent. Impossible de les installer tous chez nous, nous dûmes en fair jouer certains chez notre voisin Eugène. Résultat de ce concours placé sous la responsabilité de Julien H., juge-arbitre : ce fut un jeune homme du pays, Gilbert B. qui gagna la tête de veau.
C’est au début des années 60 que la clientèle parisienne a commencé à apparaître avec les locations et les résidences secondaires. Ce fut une bouffée d’oxygène pour le commerce local car lors des week-ends et des vacances, la population de la commune doublait. Les samedis et dimanches, nous avions beaucoup de travail, et nos deux enfants, Chantal et Jean-Claude, étaient contraints de nous aider. François notre nouveau boulanger de Grignon, n’hésitait pas à venir livrer une fournée de baguettes puisque nous faisions dépôt de pain.
En 1969, l’ouverture de la pêche à l’étang du bourg, reprise en main par une société dynamique, constitua un autre élément moteur à notre commerce, les nombreux pêcheurs venant acheter leurs tickets étaient aussi de bons clients.
En raison de cette augmentation de la clientèle, nous fûmes bientôt à l’étroit ; heureusement, les murs jouxtant notre commerce étaient à vendre (madame Laizeau étant décédée). Nous avons pu les acheter et les transformer afin de disposer enfin d’une vraie salle de café avec toilettes. On faisait ses courses à l’épicerie et on pouvait boire un coup à côté au café mais on venait aussi pour se rencontrer et discuter ; rien à voir avec les supermarchés qui commençaient
à apparaître dans les grandes villes. Notre petit-fils Christophe, né en 1971, se déplaçant sur son mini-tracteur, adopta très vite ce nouvel espace et cette clientèle hétérogène (castanéens et parisiens) mais chaleureuse.
Nous avons pu ainsi continuer à travailler, sans fermeture, sans vacances, jusqu’en 1976, soit trente ans de labeur.
N’ayant pas trouvé d’acheteur pour notre commerce, nous avons trouvé un couple de gérants qui s’engagea à maintenir une épicerie au village, mais ceici est le début d’une autre histoire.
Alors nous sommes partis, loin, dans notre nouvelle maison, située à moins de 100 mètres, construite dans notre ancien jardin, maison d’où j’écris ces quelques souvenirs aujourd’hui.