Bulletins municipaux n° 22, 23, 24, 25 (1994, 1995 et 1996)
Du 8 juin 1902 au 31 mai 1911, Madame Toulet a été institutrice à Châtenoy et a instruit huit générations d’élèves. Son fils Bernard, servi par un sens aigu de l’observation et une mémoire impressionnante, a écrit des pages touchantes sur le Châtenoy du début du siècle. C’est avec son aimable autorisation que nous commençons la publication de quelques-uns de ses témoignages. Qu’il soit assuré de la gratitude de tous ceux qui le connaissent, de tous ceux qui trouveront là une occasion de méditer sur l’évolution de notre village et, de manière plus large, de notre civilisation.
Les rouliers.
Par mauvais temps, de la fenêtre de la salle de séjour donnant sur la route, je soulève le rideau et je vois passer les attelages de rouliers. Par beau temps, je joue dans la cour de l’école des filles et, à travers la grille, je ne me lasse pas de regarder les chevaux tirant de lourds fardiers chargés généralement de rondins de sapin fraîchement écorcés destinés soit en chauffage des fours de boulangers de Paris, soit, les rondins les plus longs, d’étais de galeries de mines de charbon. Ce bois est conduit par les rouliers au Port au Bois sur le canal d’Orléans, port situé à environ un kilomètre du bourg de Châtenoy et entre le pont de la Verrerie et le pont des Beignets. Généralement, les voitures se suivent deux par deux. Les rouliers sont des gens du pays, à la fois petits cultivateurs, bûcherons et rouliers, suivant les saisons. Ils se réunissent deux par deux afin d’unir les efforts de leurs chevaux pour le débardage en forêt ou pour le roulage. Au passage devant l’école, un seul cheval de trait est dans les limons. En été, une sorte de tablier est fixé à son collier et chasse les taons qui le harcèlent depuis la forêt. L’attelage sent le crottin, la sueur, le cheval et l’émouchine, produit dont on a zébré sa robe pour lutter contre les mouches, les taons et autres insectes. Les charretiers sont assis dans le « porte-feignant », siège de fortune constitué de deux brins de bois réunis par un sac et qu’on adapte sur le côté gauche du chargement et où le conducteur s’assied lorsque l’état de la route facilite le roulement du véhicule. Il en descend précipitamment, les guides à la main pour prendre le cheval à la bride quand, surgit dans un nuage de poussière une des rares automobiles de cette époque. Le chargement du véhicule est solidement fixé par une liure, gros cordage muni d’un crochet à une extrémité et qui s’accroche à l’avant du plateau du fardier. La liure est enroulée à l’autre extrémité sur un moulinet, petit treuil à l’arrière de la voiture et qui permet de serrer le chargement. Pour tourner le moulinet, on enfonce des tiges de bois dans les trous du moulinet qui ne peut revenir en arrière grâce à un cliquet s’engageant sur une roue dentée solidaire du moulinet. Sous le fardier, suspendue par des chaînes, la civière contient les traits du cheval de flèche, les seaux pour donner à boire aux chevaux, la botte de foin, la musette d’avoine.
Les mariniers.
Les rouliers livraient au Port au Bois leurs chargements de bois : bois débité en étais de mine, en rondins …, de « bourrées » (fagots) destinés aux fours des boulangers de Paris (Mais pas de bois, ou peu, en grumes qui, elles, partaient vers les scieries sans être embarquées sur les péniches). Le bois déchargé des fardiers était disposé en longues files perpendiculaires au canal avant d’être chargé sur les péniches qui venaient s’amarrer en bordure du chemin de halage. Parfois, plusieurs péniches se rencontraient au Port au Bois. Nous nous y rendions parfois le dimanche ou le jeudi… Les péniches étaient, je crois, de la catégorie dite « berrichonnes » et soumises à certains gabarits, longueur, largeur, tirant d’eau, normes imposées par les dimensions des écluses, par les problèmes de croisement sur un canal pas très large… A bord, un ou deux hommes procèdent au rangement des rondins afin d’équilibrer les charges. Quand le bateau sera chargé (au besoin, il fera le complément du chargement à un deuxième port dit « Port de la Verrerie », situé près d’un pont qui franchit le canal entre Châtenoy et Beauchamps), il partira en direction du canal du Loing, de Montargis, halé soit par un homme ou deux, soit par un animal de trait. A cette époque, le spectacle de l’homme arc-bouté, pesant de tout son poids sur le harnais qui le reliait au câble attaché à l’avant de la péniche m’avait choqué, parce que, dans mon esprit, on obligeait ces hommes à des travaux de halage au lieu de les réserver à des animaux de trait. En revanche, j’admirais ces animaux qui, le soir venu, regagnaient la péniche par la passerelle étroite où sans faillir leurs fers sonnaient, et se réfugiaient dans une écurie située au milieu bateau et où on les apercevait broutant du foin.
Pour moi, aussi, les mariniers étaient des sortes d’aventuriers, de nomades sur voies d’eau (Je les comparais aux romanichels, aux rétameurs ambulants qui eux logeaient dans une roulotte au lieu d’une péniche). Même leurs femmes soit qu’elles chargent leurs brouettes au port, soit qu’elles tiennent le gouvernail de la péniche à l’arrière du bateau tandis que nous le voyons défiler, silencieux, devant nos yeux, leurs femmes, dis-je, me semblaient énigmatiques. A ce mystère, à mes yeux, de leurs vies errantes, s’ajoutait la peur que je ressentais la nuit dans mon petit lit en entendant passer sur la route devant l’école les mariniers qui, leur chargement terminé, avaient dans les cabarets du village « arrosé » la fin du chargement, le signal du départ, parfois par des beuveries prolongées, beuveries auxquelles se joignaient certains rouliers ou certains manœuvres du village recrutés par les mariniers pour les aider au chargement. A l’époque, avec tous les gamins de mon âge, je redoutais les « bonshommes saouls », d’autant plus que nos livres de lecture comportaient souvent des textes « anti-alcooliques » inspirés de Zola…
Le facteur Gaume.
Son costumes : le képi bleu avec sa cocarde tricolore, la vareuse à cinq boutons, bleue, le pantalon bleu. En bandoulière, le gros sac de cuir contenant lettres et paquets. Le vélo avec son guidon en forme de cornes de taureau, équipé d’un porte-bagages, de garde-boue. Chaque matin, à pied ou à bicyclette, abrité les jours de pluie sous une épaisse pèlerine bleue qui garnissait aussi son vélo et son sac de courrier, il apportait le journal à la maison… Le facteur Gaume par tous les temps venait de Lorris, (via Vieilles-Maisons et Coudroy) où était le bureau de poste. Il ne dédaignait pas le verre de vin ou la goutte qu’on ne manquait pas de lui offrir.
Un jour de gelée où la grille d’entrée devant la maison restait coincée, lui, Gaume, poussant et ma mère tirant, la grille céda brusquement et un des barreaux frappa ma mère sur le nez. J’eus peur en la voyant saigner abondamment. Elle en a conservé la cicatrice sur le nez.
L’épicière, Madame Chevallier.
Dans sa boutique de la place régnait Madame Chevallier, jeune, toute ronde, la langue bien pendue. Son mari était rarement là. Il faisait des tournées dans une carriole surchargée de produits. La porte de la boutique franchie et ayant déclenché une sonnerie, on trouvait à droite en entrant le comptoir du tabac avec sa balance munie de deux plateaux de corne. On vendait à cette époque le tabac à la pesée, aussi bien le tabac à fumer que le tabac à priser ou le tabac à chiquer (la carotte) … Le tabac pesé était placé dans des cornets de papier de journal confectionnés par la marchande. Sur des étagères, des cahiers de feuilles de papier « Job ».
Tout autour de la boutique, un comptoir de chêne avec des sacs de haricots, lentilles, des pains de sucre, du café au détail… Une bonne odeur de café et d’épices règne dans la boutique. Au mur, des tiroirs, munis d’un bouton, qu’on tire pour servir divers produits. On trouve de tout dans cette épicerie.
De temps à autre, le messager avec sa longue voiture bâchée attelée d’un cheval lui livre le renouvellement de ses provisions. A moins que ce soit Balichon, de Châteauneuf-sur-Loire (dont parle Maurice Genevoix dans plusieurs de ses livres). Balichon est un épicier en gros qui livre à domicile aux alentours de Châteauneuf toutes les petites épiceries de campagne. C’est un événement lorsque la voiture, portant en grosses lettres sur la bâche Balichon, arrive dans le bourg, surtout le jeudi quand les enfants sortent du catéchisme. Les chevaux de chez Balichon (Maurice Genevoix a lui aussi des souvenirs émus des chevaux de Balichon) sont de superbes bêtes de trait (Percherons, Boulonnais ?) à la croupe énorme, bien entretenus et résistants. Les connaisseurs : cultivateurs, rouliers… et les enfants du village apprécient…
Les épiciers recevaient régulièrement la visite de voyageurs de commerce qui venaient prendre les commandes que livraient le message ou Balichon.
Les voyageurs de commerce se déplaçaient en voiture à cheval, sorte de tilbury bâché ou recouvert d’une capote de cuir, qu’on pouvait abaisser par beau temps. Ces voitures à deux roues, généralement de couleur noire, comprenaient un grand coffre dans lequel le voyageur déposait ses « marmottes », grandes valises remplies d’échantillons. Ils s’arrêtaient dans les auberges, à des tables d’hôte où ils racontaient, disait-on, des histoires de commis-voyageurs.
Le sabotier Goget, également coiffeur.
Ma mère allait chez le sabotier pour acheter des « claques », sortes de sabots munis d’une bride qu’elle chaussait par-dessus ses chaussons ou pantoufles quand elle sortait de la maison. Une bonne odeur de bouleau règne dans la boutique où s’affairent le père Goget et son fils (ou un commis) façonnant à la plane des ébauches déjà dégrossies.
Dans la cour, des troncs de bouleaux sont entassés. Ils les débitent en tronçons qu’ils dégrossissent avant de donner la forme au sabot. Les « trous de lapin » sont des sabots tout en bois. Les galoches, quelquefois vernies donc chaussures d’apparat, ont une semelle de bouleau sur laquelle on a fixé une bride. D’autres sortes de sabots sont plus simples et aussi munis d’une bride. Filles et garçons viennent à l’école en sabots, ou comme moi en galoches à semelle de bois et tige montante. Pour limiter l’usure, les pères, à la veillée, garnissent les semelles de sabots ou de galoches de bandes de cuir, ou de caoutchouc ( ?).
Je ne me souviens pas si on achète mes galoches chez le sabotier ou le cordonnier, car dans cette petite bourgade avant 1914, on trouvait encore tous ces types d’artisans ruraux…
Le dimanche matin, le sabotier Goget et son fils délaissent la gouge et prennent le rasoir et la tondeuse. En passant, on voit des vieux assis attendant patiemment leur tour. En sortant de chez le coiffeur, le patient accompagné ou non du coiffeur va déguster la traditionnelle chopine de rouge et se munira ensuite au tabac Chevallier de sa provision à fumer, à priser ou à chiquer.
Le cordonnier.
Je ne me souviens plus de son nom. Sa boutique était installée au fond d’une cour fermée par une grille la séparant de la route. Un jour que ma mère lui avait apporté des chaussures à réparer, je m’appropriai un morceau de cuir, de petites dimensions, mais qui m’avait attiré, par sa couleur sans doute. Sorti de la boutique, j’exhibai ma trouvaille à ma mère qui m’obligea sur le champ à le restituer au cordonnier. L’oreille basse, je dus m’exécuter, au grand étonnement du cordonnier qui n’avait pas l’air d’attacher grande importance à ce déchet.
Les maréchaux-ferrants.
Ils étaient deux à cette époque où le cheptel des chevaux nécessitait la présence de ces artisans.
Les Blondeau, sur la route du Pont-des-Beignets Bellegarde, à la sortie du bourg et qui ferraient devant leur boutique en plein air.
Les Pelletier qui opéraient au fond d’une cour où on entrait par un large portail, cour située derrière la maison du sabotier Goget. Peut-être la cour était-elle commune car le sabotier y entreposait ses troncs de bouleau, tandis que le maréchal, je m’en souviens très bien, posait dans cette même cour les cercles des roues aux véhicules façonnés par le voisin charron, M. Ménigault.
Les deux maréchaux étaient aussi bistrots. Le ferrage terminé, le cheval attaché à une bouche au mur par son licol ou sa longe de corde, le maréchal et son commis, le propriétaire du cheval qui avait tenu le pied pendant l’opération, se retrouvaient autour d’une chopine de rouge que le propriétaire était tenu d’offrir.
Quelquefois, le ferrage était difficile, le cheval supportait mal le rognage de la corne, il refusait de donner son pied malgré les injonctions du maréchal : « Bijou, donne ton pied ! ». L’odeur de corne brûlée se répandait dans le bourg et attirait les amateurs du spectacle dont moi, bien que ma mère soit assez réticente, craignant les ruades des chevaux rétifs que parfois on traitait sans ménagement mais cependant sans brutalité.
Fort sympathiques à tous, grands et petits, les maréchaux-ferrants avec leur tablier de cuir, leurs manches de chemise retroussées, étaient des personnages importants du village. Ils forgeaient le fer, les socs et coutres de charrue. L’enclume résonnait de bonne heure dans le bourg car ils fabriquaient eux-mêmes, je crois, les fers des chevaux. Leur dextérité dans le maniement d’un marteau spécial pour enfoncer les caboches, longs clous destinés à fixer le fer au sabot, sans blesser l’animal, était étonnante. Et aussi leur habileté, le fer fixé au sabot, à rebrousser l’extrémité de la caboche… d’un seul coup de marteau.
Un spectacle qui nous attirait, nous les gosses du bourg, le jeudi, c’était l’opération que le maréchal appelait « le châtrage des roues ». Evidemment, je ne comprenais pas l’expression et on se gardait de me l’expliquer. Il s’agissait en somme de poser autour de la roue le cercle de fer qui maintenait fermement serrés les rayons sur le moyeu.
Le cercle de fer posé à plat sur des pierres au-dessus du sol, on le portait au rouge en brûlant des copeaux de bois en un feu de joie, un brasier dont la fumée se répandait dans le bourg. Le cercle porté au rouge était transporté par les trois maréchaux, toujours protégés par leur tablier de cuir et munis de longues pinces, autour de la roue elle-même posée à plat sur le sol un peu plus loin que le brasier. Le cercle posé sur la jante de la roue brûlait le bois, mais aussitôt, les maréchaux qui avaient rempli d’eau quelques arrosoirs inondaient la jante et le cercle qui se rétractait subitement et serrait énergiquement la roue. A la fumée bleue du brasier s’ajoutait maintenant la fumée blanche de la vapeur d’eau. Dans les mêmes conditions était posé le petit cercle de fer qui enserrait le moyeu de la roue. Ainsi cerclées, les roues étaient dirigées vers le charron voisin par les maréchaux qui les manœuvraient un peu comme les enfants des cerceaux.
Incidemment aussi, j’appris que le maréchal sortait de sa forge, délaissait l’enclume et le soufflet (que j’aurais eu plaisir moi-même à tirer pour faire jaillir des étincelles du foyer) pour des travaux avec les vétérinaires. Bien souvent les maréchaux avaient fait leur service militaire dans la cavalerie et acquis des notions vétérinaires, théoriques ou pratiques. Incidemment, dis-je, j’assistai un jour par la fenêtre du premier étage de l’école, fenêtre qui donnait sur le voisin fermier, M. Morin, à la scène suivante : le vétérinaire et le maréchal procédaient au hongrage du cheval entier de Morin. Etaient rassemblés autour du cheval des cultivateurs du pays venus prêter main-forte pour maintenir le cheval les quatre fers en l’air sur un lit de paille tandis qu’opéraient vétérinaire (en blouse blanche) et le maréchal qui avait dû poser aux quatre membres de l’animal des colliers prolongés par des chaînes et cordes que tenaient les assistants. Je me demandais bien ce qu’on pouvait faire à ce pauvre cheval qui n’avait pas l’air très consentant. Ma mère monta inopinément au premier étage, me surprit à la fenêtre et me fit rapidement déguerpir sans m’apporter les éclaircissements que j’aurais voulu connaître…
Le charron.
De gauche à droite, Suzanne Ménigault, Madame Ménigault, le commis, Monsieur Ménigault… D’après cette photo, on juge des travaux du charron. Les roues de charrette que le forgeron cerclera, une roue de brouette et au premier plan, des mancherons de charrue. A la scie à ruban, M. Ménigault. Cette photo avait été prise pour montrer les perfectionnements réalisés chez un modeste artisan dans son petit atelier.
Le costume de Suzanne est le classique de l’écolière de l’époque : sarrau noir serré à la taille par une large ceinture de toile cirée noire, longs bas noirs. Elle est coiffée avec un petit chignon.
Le patron et le commis sont protégés des copeaux qui volent par un tablier, non pas de cuir comme les forgerons, mais de lustrine verte. M. Ménigault et son commis débitaient eux-mêmes les troncs de chêne à la façon des scieurs de long. Le tronc étant posé sur un chevalet, le commis monté debout sur ce chevalet et à cheval sur le tronc tirait la scie, dite à refendre, vers le haut tandis que le patron resté à terre tirait vers le bas.
Les planches étaient ensuite débitées, façonnées à la main ou à la scie à ruban, soit avec des rabots, des varlopes, des riflards (varlopes plus étroites), des gouges, des planes… toute une panoplie d’outils rangés sur des établis ou au mur. La sciure et les copeaux parfumés jonchaient le sol de l’atelier, mais c’est en plein air que les scieurs de long opéraient.
La boulangère.
Dans un village où les artisans étaient nombreux manquaient cependant un boucher et surtout un boulanger. Il est vrai que dans toutes les fermes on faisait le pain comme je l’ai vu faire à Madame Moreau. Mais pour les gens du bourg ou pour des gens comme ma mère, ils devaient avoir recours à un boulanger ambulant. C’était en réalité une boulangère, la femme du boulanger de Bouzy-la-Forêt, qui se déplaçait deux ou trois fois par semaine pour des tournées de vente. Peut-être déposait-elle aussi du pain, de gros pains de quatre livres qu’elle partageait le cas échéant. Comme tous les commerçants ambulants de l’époque, elle se déplaçait dans une carriole bâchée, attelée d’un cheval et sommairement aménagée. Quand elle arrivait le soir à Châtenoy en fin de tournée, je la revois au fond de sa voiture, enveloppée de châles, protégée à l’avant par un tablier de cuir et vaguement éclairée par le falot de la voiture. Pendues sur un côté, les « tailles » des clients, des clients qui ne payaient pas leur pain à chaque passage. La taille était une lame de bois de peuplier blanc sur laquelle la boulangère traçait avec une scie à main une encoche qui correspondait à une vente de pain. A la fin du mois, le client réglait sa note de boulangerie en comptant le nombre des incisions ou des encoches sur la taille. On jetait l’ancienne taille et on en mettait une nouvelle en circulation. C’était ces tailles qui constituaient le chapelet suspendu dans la voiture.
Le bourrelier Boulas.
Nous n’avions que peu de relations avec le bourrelier, nous n’avions pas de travail à lui offrir. Sa boutique, ou plutôt son échoppe, donnait sur un perron souvent encombré de harnais : colliers, selles… des chevaux des rouliers, soit réparés, soit déposés en attente de réparation.
Mais en ce temps-là, le bourrelier se rendait surtout à domicile et travaillait dans les fermes à l’entretien des harnais.
La femme du bourrelier tenait la deuxième épicerie du village.
Les trimards (vagabonds).
Assez nombreux à l’époque, ils m’inspiraient une certaine terreur. Face à la mairie, nous étions aux premières loges pour les voir quand ils venaient en fin de journée, pour chercher la clé du local, l’asile de nuit, où ils passaient la nuit mais après avoir déposé au secrétariat de mairie tabac et allumettes…
En effet, le local où les vagabonds de passage étaient accueillis pour une nuit, local situé un peu à l’écart, non loin de l’école de filles, était garni de paille de couchage, d’où les craintes d’incendie. La nuit terminée, ils venaient reprendre à la mairie leurs biens déposés la veille et remettre la clé. Je crois que parfois aussi la mairie leur remettait, dans la limite des crédits du budget communal, un bon de pain à remettre aux commerçants du village. Certains, paraît-il, tentaient de négocier ces bons de pain contre de l’argent ou du vin. Puis ils repartaient sur les routes, leur baluchon, un sac de jute, sur l’épaule pour gagner quelque ferme ou asile de nuit, ou la belle étoile à la belle saison. Plutôt sympathiques aux yeux des gens de la campagne, qui les connaissaient bien souvent, ils étaient craints des enfants que les parents menaçaient de « fourrer dans le sac du trimard ».
Le rétameur
Les ustensiles éparpillés autour de la roulotte du rétameur sont ceux qu’il a collectés dans le bourg ou les hameaux. Ici, il est installé sur la place, je l’ai connu installé derrière l’église, entre l’église et le jardin de l’école de filles. En passant, je jetais un coup d’œil sur son travail, sans m’attarder car je craignais les nomades, les romanichels. Je voyais cependant l’étain qui fondait sur un fourneau à charbon de bois. La matière première était parfois fournie par le client qui donnait au rétameur les vieilles cuillers d’étain cassées ou les boules de papier d’étain dont les feuilles entouraient les tablettes de chocolat Meunier qu’on gardait précieusement à cet effet. Chez nous, ce papier d’étain était conservé dans une boîte ayant contenu du sucre.
Les cantonniers. Les prestations. Le cylindre.
Les contribuables de l’époque avaient la possibilité de se libérer de la taxe vicinale en donnant leur travail en nature au lieu de porter leurs impôts au Percepteur. Ce travail, les prestations, consistait à entretenir les fossés bordant routes et chemins (Dans ce cas, le prestataire choisissait de préférence les fossés longeant le chemin d’accès à sa ferme ou sa métairie), ou à entretenir les routes et chemins, ou à transporter avec tombereau et chevaux les matériaux d’entretien, ou encore à prêter main-forte aux cantonniers dans la réfection (le « rechargement » disait-on) d’un tronçon de route, dans la limite des crédits alloués. C’était celui qu’on appelait l’agent voyer qui fixait la contribution de chacun dans les travaux sur les routes et chemins vicinaux ou départementaux. Cet agent voyer qui résidait au canton ou dans un secteur donné – Lorris pour Châtenoy – devait être celui qu’on appela plus tard l’Ingénieur des Ponts-et-Chaussées (Ponts-et-Chaussées devenus Equipement). Il était assisté d’un cantonnier-chef et de cantonniers, certaines communes ayant même à leur disposition un cantonnier de la commune qui parfois cumulait les fonctions de garde-champêtre, de factotum à la disposition de la commune pour le balayage des classes, de la mairie, pour le pavoisement au 14 juillet, à la distribution des Prix des Ecoles… Pourtant les gens s’accordaient pour dire que c’était un « métier de feignant » et que le cantonnier sur le bord de la route interrompait facilement son travail, appuyé sur le manche de la pelle ou de la pioche de cantonnier (une pioche droite) pour lier conversation avec les passants. Les plus méchants disaient qu’il attrapait plus d’ampoules sous le menton en s’appuyant sur le manche de sa pelle qu’aux mains…
Le gros de son travail consistait à creuser des saignées sur les accotements pour faciliter l’écoulement des flaques d’eau (les nids de poules) de la chaussée ou de boucher ces nids de poules d’une pelletée de cailloux recouverts d’une pelletée de sable rouge. A cet effet, surtout quand la route devait être rechargée, les prestataires avec tombereaux et chevaux déchargeaient en vrac, à intervalles réguliers signalés par le piquetage préalable du cantonnier, des cailloux de silex, jard de Loire, et du sable rouge chargé dans une proche carrière. C’est dans une de ces carrières communales que j’ai failli me noyer. Le silex avait dû être chargé, lui, au bord de Loire le plus proche du village (Saint-Benoît peut-être). Les tas de silex et de sable étaient calibrés, dimensionnés, par le cantonnier, sans doute pour en évaluer le volume. A l’aide d’un calibre, sorte de grande équerre… les tas informes devenaient des volumes réguliers à section trapézoïdale.
Le jour du rechargement du tronçon de route à réparer, une troupe de prestataires étaient convoqués, certains avec leurs chevaux qu’on attelait au cylindre et à la tonne à eau, d’autres avec leurs pelles, pioches, pics… pour aider les cantonniers dans leurs travaux.
J’ai omis de dire qu’à cette époque les chaussées des routes n’étaient pas recouvertes de bitume mais constituées par un amalgame de silex, de sable, d’eau pour faire lien, le tout compacté à plusieurs reprises par le passage du cylindre.
Les prestataires et cantonniers étalaient d’abord à la pelle les silex dont les plus gros morceaux étaient cassés par les cantonniers munis d’un marteau ou petite masse à long manche et qui se protégeaient les yeux par des lunettes contre les éclats coupants, éclats qui faisaient la terreur des cyclistes parce qu’ils perforaient les pneus… et la terreur de tous les usagers de la route pour les blessures qu’ils provoquaient, en cas de chute, aux genoux des gens et des chevaux qu’ils « couronnaient ».
Les silex étalés uniformément, le cylindre passait une première fois. C’était effectivement un cylindre d’environ un mètre vingt – un mètre cinquante de diamètre, muni d’un brancard, de limons solides fixés à l’axe du cylindre de fonte et pourvu à l’avant et à l’arrière de coffres de bois dans lesquels on pouvait entasser des charges supplémentaires afin de compacter davantage le lit de cailloux. Tiré par au moins deux chevaux, parfois trois, de prestataires, le cylindre parcourait le tronçon à recharger dans un sens ; pour le retour, on dételait les chevaux, basculait les limons dans l’autre sens afin d’éviter au lourd cylindre de tourner sur place, ce qui aurait occasionné, étant donné le faible rayon de braquage, un trou dans la chaussée. Et on repartait dans l’autre sens. Entre temps, les ouvriers avaient répandu à la pelle du sable ; ensuite, la tonne à eau, qui avait fait son plein au puits ou à l’étang voisin (l’étang du Bourg dans le bourg de Châtenoy) déversait de l’eau sur la chaussée relativement solide.
Lorsqu’on refit la chaussée de la route qui passait dans le bourg et devant l’école des filles, je ne perdis pas une bouchée de l’opération. Ces allées et venues du cylindre, cette arroseuse… ces chevaux arc-boutés au démarrage du lourd cylindre, enfonçant leurs sabots dans les cailloux, cette réunion d’hommes affairés à leurs tâches… étaient tellement insolites que j’en ai conservé un souvenir fidèle, dans tous ses détails. J’étais aussi intrigué : Comment remplissait-on la tonne ? J’appris qu’on versait seau par seau en faisant la chaîne jusqu’au moment où le réservoir débordait. En sortant de la classe, nous avons aussi pataugé avec délices dans la boue fraîche.
Plus tard, le cylindre à chevaux fut remplacé par le cylindre à vapeur qui arrivait la veille du début des travaux, tirant à faible vitesse, celle d’un homme au pas, une roulotte où vivaient le chauffeur du cylindre et sa famille.
Ce cylindre était lui-aussi approvisionné par les prestataires, lui aussi ne virait pas au bout de son trajet aller mais faisait marche arrière. Le cylindre avant pouvait néanmoins assurer la direction. La tonne à eau était toujours tirée par des chevaux.
Le spectacle pour nous autres gamins était toujours le même et notre admiration pour le pilote du cylindre à vapeur égalait celle que nous accordions aux charretiers du cylindre à chevaux.
A l’école des garçons.
A six ans, j’aillai à l’école des garçons. Le maître d’école, collègue de ma mère, s’appelait M. Duffée qui m’a laissé un excellent souvenir. C’était le type des vieux maîtres d’école de l’époque, ceux qui après Jules Ferry ont créé l’école publique, laïque. Je le connaissais avant d’aller dans sa classe. Je jouais souvent avec Robert Duffée, plus jeune que moi, et ma mère échangeait journellement quelques propos avec Madame Duffée car les deux maisons d’école n’étaient séparées que par la route. Ma mère avait aussi souvent contact avec les Duffée (M. Duffée était secrétaire de mairie) pour affaires de service, les distributions de prix, les achats de fournitures, de livres… et aussi lorsqu’au passage du percepteur chaque mois à la mairie, elle allait toucher son maigre mandat d’institutrice publique.
De chez nous, chaque matin, je voyais M. Duffée dans son jardin d’agrément, circulant dans les allées, cueillant une fleur fanée, arrachant une mauvaise herbe… tout en cassant la croûte d’un quignon de pain sur lequel il serrait avec son pouce soit un morceau de lard, soit un morceau de fromage. Nous passions devant lui en le saluant ainsi que Madame Duffée qui, elle, se tenait dans sa cuisine, la porte ouverte les jours de beau temps. Les garçons qui déjeunaient à l’école, c’est-à-dire ceux venant des hameaux les plus éloignés accrochaient leur musette aux porte-manteaux du préau et rejoignaient les jeux qui s’organisaient déjà avant l’entrée en classe. Au signal de M. Duffée, nous nous alignions devant la porte d’entrée en classe et l’entrée se faisait en ordre et en silence.
La classe comprenait au moins trois divisions, les petits qui apprenaient à lire, les moyens (aujourd’hui CE et CM), les grands (classe de certificat d’études). La première division était confiée plusieurs fois dans la journée à des moniteurs, grands élèves, qui, munis d’une baguette, nous faisaient relire tour à tour les tableaux de lecture préparés par M. Duffée dans les interclasses, ou les tables (addition et multiplication) que nous récitions en chœur… sur un air connu ! Avec certains moniteurs, la baguette quittait le tableau pour s’égarer sur le crâne tondu, souvent à zéro, de quelque distrait. Pour compléter l’apprentissage de la lecture, le groupe des débutants se rendait dans l’après-midi, en rangs, dans la cuisine de Madame Duffée qui fignolait, souvent individuellement, le travail des moniteurs dont les notions pédagogiques laissaient certainement des lacunes dans l’apprentissage de la lecture. Cette formule des moniteurs était à cette époque celle qui permettait au maître d’une école à classe unique avec tous les niveaux, avec toutes les divisions, de consacrer à chacun dans la journée la part d’instruction qui lui revenait.
Les séances de lecture, toutes divisions confondues, étaient communes. Les petits abandonnaient leur table habituelle pour se mettre à côté d’un « grand » qui tenait le livre devant lui, suivant parfois avec son doigt. Du haut de son estrade, M. Duffée qui avait désigné le titre du chapitre et le numéro de la page à ouvrir désignait encore le premier lecteur. Au bout d’un certain temps, il disait : Au suivant ! Ou appelait par son nom celui qu’il avait surpris à ne pas suivre la lecture. Nos livres de lecture courante étaient « Le Tour de France par deux enfants » (bien connu) ou « Grands cœurs » dont les héros, des écoliers italiens, présentaient pour moi un certain mystère qui m’intriguait.
Le chapitre lu entièrement, on reprenait au début et ainsi de suite jusqu’à ce que toute la division ait au moins une fois lu une partie du chapitre. Les petits écoutaient au début de la lecture mais la répétition des mêmes mots les lassait à la fin et on sentait que l’attention n’était plus aussi soutenue.
J’ai retenu parmi ces souvenirs plus particulièrement les leçons d’agriculture. Elles étaient entièrement livresques. Comme pour les leçons de lecture proprement dite, nous quittions notre place habituelle pour nous mettre aux côtés d’un grand plus particulièrement concerné par l’agriculture. Tour à tour, chaque grand lisait une partie du chapitre choisi. Monsieur Duffée, du haut de sa chaire où il corrigeait les devoirs de la journée sur les cahiers qui avaient été rassemblés par un élève désigné une fois pour toutes pour cette tâche, appelait de temps à autre le suivant à poursuivre la lecture. Malheur à celui qui ne suivait pas : pas de bon point, une retenue, ou plus rarement une gifle (celle-ci obligeant M. Duffée à descendre de sa chaire). Certains chapitres du livre d’agriculture restent gravés dans ma mémoire. Celui où l’expérience de Benjamin Franklin pour l’usage du plâtre dans les prairies lui avait fait tracer dans une prairie la formule : CECI A ETE PLATRE favorisant à cet endroit la croissance des plantes, tandis que celle qui n’avaient pas été plâtrées restaient plus courtes et moins fournies, d’après la gravure.
Pour nous tous, fils de cultivateurs ou enfant élevés à la campagne, la page du livre d’agriculture sur les races de chevaux avait notre préférence, surtout avec les illustrations… Je n’ai plus en mémoire les leçons de calcul, mon cauchemar, car je ne comprenais rien aux problèmes posés. Certains détails matériels me restent. L’énoncé du problème devait être calligraphié en écriture droite…
Les jeux dans la cour avaient ma préférence. Curieusement… peu de jeux codifiés mais plutôt, à part les jeux de billes, des jeux d’affabulation. Nous jouions en particulier aux chevaux. Trois, quatre, se tenant par la ceinture (cette ceinture de cuir qui tenait la salopette de chaque enfant à cette époque) formaient l’attelage. Le conducteur attachait une extrémité d’une corde, de la corde de faucheuse, au bras du « cheval » de gauche et l’autre extrémité au bras du « cheval » de droite. Le conducteur se tenait dans la boucle ainsi formée et lançait son attelage avec les cris habituels du charretier : Hue ! Dia ! Sur le pourtour de la cour, contournant les marronniers, évitant les autres attelages identiques. A la fin de la récréation, le conducteur enfouissait précieusement la corde dans sa poche en vue du prochain usage à la récréation suivante. C’est lui d’ailleurs qui choisissait ses chevaux. J’étais souvent choisi par Camille Moreau qui est devenu et resté un charretier-né, féru de chevaux. Cet attelage hennissant, secouant la tête comme des chevaux au galop évoquait pour moi les troïkas des gravures de l’époque.
Quant au jeu de billes, c’était surtout « les Villes » ou « la Capitale ». Aux quatre coins d’un carré, on creusait un pot (la ville) et au centre du carré un pot identique (la capitale). Quatre joueurs partaient d’une ville, et à l’aide d’une chiquenaude sur la bille, gagnaient la ville suivante sur le pourtour du carré. Celui qui arrivait le premier à la capitale avait gagné.
Nous jouions aux billes, comme par hasard ! à la saison de la boue et à l’époque où les trous des villes se remplissaient d’eau. Pour jouer, on était obligé parfois de se mettre à genoux. Je rentrais en classe ou à la maison les genoux ou ceux du caleçon enduits de boue. En effet, en hiver, les garçons portaient comme une sorte de sous-vêtement ou de combinaison boutonnant derrière et fendue entre les jambes avec manches et sous-pieds. Elle dépassait de la culotte courte et des bas montants aux genoux. Je n’aimais pas ce caleçon à cause peut-être de sa couleur : couleur haricot rouge ! Mais sans doute aussi parce qu’il ressemblait trop à un vêtement de fille.
Dans la vie scolaire, un événement important était la distribution des prix. Elle avait lieu le dimanche ou le 14 juillet. La veille, les parents d’élèves, le maçon, les bénévoles apportaient à l’école des garçons les planches des échafaudages prêtées par le maçon, qu’ils posaient sur des tables d’écoliers sorties de la classe et alignées sous le préau. Ainsi était montée une sorte d’estrade qu’on recouvrait de tapis prêtés par M. Duffée ou ma mère. Des fauteuils (des instituteurs, de la mairie), des chaises rembourrées accueillaient les notables, le maire : M. Gavaret, les conseillers municipaux. Les parents d’élèves, les spectateurs s’asseyaient sur des bancs alignés dans la cour, face au préau. Les élèves, garçons et filles, revêtus pour la circonstance de leurs plus beaux atours, les garçons dans leurs costumes de première communion, sans le brassard, disposaient d’un emplacement spécial sous le préau au bas de l’estrade. Ils quittaient ce emplacement tour à tour, soit à l’appel de leur nom pour la remise de leurs prix, soit pour jouer quelque saynète ou chanter quelque chœurs appris les derniers jours de classe, dans la période située entre le certificat, terme des programmes, et la distribution des prix et les grandes vacances.
Chaque élève recevait un prix : prix de calcul, prix d’orthographe, prix de rédaction, prix de lecture, prix de récitation, prix de bonne conduite, prix d’assiduité, prix de bonne camaraderie… que lui remettait en mains propres une des notabilités de l’estrade. Les prix de certificat d’études étaient remis par le maire lui-même. Il fallait dans cette remise des prix éviter la gaffe qui aurait consisté par exemple à faire remettre un prix par une notabilité ennemie ou en mauvais terme avec la famille du récipiendaire, d’où une concertation préalable la veille de la distribution entre M. Duffée et ma mère. Avec son prix, un livre rouge avec des motifs dorés, plus ou moins épais suivant la valeur de la récompense, chaque élève se voyait poser sur la tête une couronne. Cette couronne de papier, dorée pour les prix d’excellence et d’honneur, verte pour les autres, imitait les couronnes de laurier de l’antiquité. Si elle seyait à certains visages de filles, certains garçons, le crâne tondu et avec leur bonne bouille de gars du pays, avaient l’air assez ridicule.
La cérémonie se terminait par la Marseillaise chantée par les élèves. Le Conseil municipal se devait d’offrir un vin d’honneur dans un bistrot du village, alternativement chez l’un puis l’autre. Peut-être l’instituteur et l’institutrice y étaient-ils conviés, je ne m’en souviens pas.
A cette époque, la fréquentation n’était guère effective que pendant l’hiver, pendant la période où les travaux agricoles étaient suspendus. Dès le printemps, quand on remettait les vaches aux champs, les jeunes gardiens ou gardiennes séchaient la classe… Ma mère (J’ignore ce que faisait de son côté M. Duffée pour lutter contre l’absentéisme) essayait de convaincre les plus récalcitrants, les non-convaincus de l’instruction…
Les élèves venant des hameaux les plus éloignés arrivaient généralement les premiers en classe. Ils participaient en hiver à l’allumage du poêle de la classe avant de disposer autour de cette source de chaleur leurs sabots mouillés et leurs capuchons humides. A midi, ils tiraient de leur musette leur maigre pitance, une tartine de pain, une pomme, un morceau de hareng saur, un carré de lard, un morceau de fromage. En hiver, ils étaient autorisés à se mettre en rond autour du poêle, si bien que dans ma jeunesse, j’ai été poursuivi par cette odeur de hareng saur qui imprégnait les vêtements des élèves de ma mère ou de mes camarades de classe. Ces élèves éloignés de l’école avaient l’habitude donnée par le maître ou la maîtresse d’école de quitter la classe avant l’heure normale de quatre heures. Ce départ pour les garçons se situait vers trois heures et demie pendant la leçon d’agriculture… Sans mot dire, sur un signe du maître, ils se levaient, sortaient en emportant leurs musettes et vêtements. Ils passaient par l’école des filles pour y prendre, le cas échéant, leurs sœurs. C’était le cas des frères et sœurs Masson, de la famille Kléber Masson, un de mes copains avec Camille Moreau. Le père, garde-forestier de la forêt d’Orléans, habitait aux Six Routes, un hameau de gardes-forestiers sur la route départementale Châteauneuf sur Loire….Bellegarde. Les trois ou quatre frères et sœurs Masson faisaient chaque jour de classe le trajet Six Routes-Châtenoy par des chemins peu praticables, dans l’obscurité hostile de la forêt, chaussés de sabots, par tous les temps, soit six kilomètres à l’aller, six au retour, total douze kilomètres. C’étaient les plus défavorisés par la distance. Néanmoins, ils étaient enviés parce que pour eux, la classe se terminait à trois heures ou trois heures trente au lieu de quatre heures ! Faveur qui pourtant leur était refusée dès que les jours plus longs apparaissaient.
Avec l’accord de Bernard Toulet et des descendants de la famille Moreau, voici un passage qui décrit plus précisément la vie d’une famille, la famille MOREAU, avec une évocation de la batteuse.
C’était de braves gens de la campagne qui ont, semble-t-il, accueilli ma mère dès son arrivée à Châtenoy avec des attentions particulières, non pas seulement parce qu’elle était l’institutrice de leurs filles : Jeanne, Olga, Gabrielle…
En hiver, le dimanche après -midi, nous allions passer la veillée chez les Moreau. Les grandes personnes, M. Moreau, Mme Moreau, ma mère et pour compléter la table Olga, le plus souvent, jouaient à la manille devant un grand feu de cheminée. M. Moreau qui était très violent se fâchait parfois quand il perdait ou que son partenaire avait fait selon lui une erreur. Il jetait violemment les cartes sur la table. C’est ainsi que notre jeu de cartes comprenait un as de trèfle, « le manillon », à moitié brûlé parce qu’il avait échoué sur les braises du foyer. La soirée se terminait assez tôt. Nous dînions avec les Moreau, la soupe au lait, les châtaignes, quelques noix. Je revois Mme Moreau revenant de l’étable où elle avait trait les vaches, aidée de ses filles, Olga ou Gabrielle (Jeanne avait quitté la maison depuis son certificat d’Etudes pour être placée comme domestique de ferme), portant un grand seau de lait. Elle coupait de larges tranches de pain de campagne (qu’elle pétrissait, cuisait elle-même), les disposait dans une vaste soupière et les recouvrait de lait bouilli dans la cheminée, dans la casse. La soupe trempait un moment puis M. Moreau, le chef de famille, versait avec la louche une assiettée de soupe à chacun des convives qui, leur tour arrivé, poussaient vers lui leur assiette. Les châtaignes étaient grillées dans la cheminée où flambait une bourrée (fagot) de sapin, dans une poêle percée de trous et munie d’un long manche. D’autres fois, elles étaient bouillies dans un pot de terre placé dans un coin du foyer. Ces châtaignes avaient été généralement ramassées en forêtd’Orléans. Parfois, ma mère venait à la veillée avec un pocheton de « marrons » achetés chez l’épicière. Les enfants gardaient souvent quelques marrons ou châtaignes dans leurs poches pour les grignoter le lendemain aux récréations à l’école.
C’est à M. Moreau que ma mère faisait le plus souvent appel pour nous conduire en carriole à la gare de Combreux lorsque nous voulions nous rendre à Orléans par le train. Il revenait nous chercher le soir au dernier train. Il était d’ailleurs très serviable et lui, si violent et emporté, toujours très correct avec ma mère qui plaignait beaucoup Mme Moreau. Il exerçait, il est vrai, une sorte de terreur sur sa femme, ses filles et Camille, même quand celui-ci plus âgé fut capable de gros travaux : labours, hersages, moisson… à la ferme. Pourtant, il ne frappait personne, se contentant à table, par exemple, pour réprimander une fautive, de lui assener un coup de casquette qu’il portait toujours sur un crâne déformé par une trépanation… Dur pour lui, dur pur les siens, mais toujours d’humeur égale avec ses chevaux à qui il demandait pourtant de gros efforts lorsqu’il débardait du bois en forêt d’Orléans.
Mme Moreau était très effacée. Des maternités rapprochées, un gros travail à la ferme, en avaient fait une femme sèche, très active pourtant. C’était elle qui faisait le pain pour la famille. Je l’ai souvent vue à l’œuvre quand j’allais, sur l’invitation de la famille et de Camille en particulier, passer quelques jours de vacances quand, pendant la guerre 1914/1918, j’étais au Cours Complémentaire de Beaugency ou plus tard à l ‘Ecole Normale. Levée de bon matin, elle chauffait le four avec des bûches de sapin que M Moreau lui apportait. Elle pétrissait elle-même dans la maie la pâte avec la farine que M. Moreau allait chercher au moulin à Saint-Benoît-sur-Loire, dans la carriole. A l’aller, il emportait quelques sacs de blé ou de seigle (ou de « métal », c’est-à-dire du méteil), et rapportait de la farine. La pâte terminée, on la sortait de la maie et on la répartissait dans des corbeilles au préalable saupoudrées de farine. Ces corbeilles étaient mises pendant un certain temps sous l’édredon du lit encore chaud de ses occupants de la nuit. La pâte bien levée, on renversait les corbeilles sur une pelle de bois à long manche et on enfournait les pâtons. A l’entrée du four, Mme Moreau disposait une tarte aux pommes ou des terrines contenant des pruneaux ou, à la saison des poires, des poires à sécher qu’elle appelait des daguenettes. Les grosses miches cuites et encore enfarinées étaient disposées sur des râteliers au plafond de la salle. Le repas de midi qui suivait la cuisson du pain, on se régalait de pain tendre, de galette, de tarte et de fruits cuits… mais jusqu’à l’épuisement du stock, le pain rassis trônait sur la table et pourtant il restait savoureux. Je l’ai apprécié à l’Ecole Normale de 1917 à 1920 quand la famille Moreau me faisait parvenir de fameuses tranches de pain bis.
C’était aussi Mme Moreau qui allait au marché de Bellegarde, le lundi, de Lorris, le jeudi, de Châteauneuf sur Loire, le vendredi, quand des produits de la ferme (veaux, poulets, poules…) étaient à vendre. Entre 1917 et 1920, quand j’allais en vacances à Châtenoy, je l’ai accompagnée sur son invitation au marché de Châteauneuf. Le veau à vendre ou à livrer au boucher était enfermé dans une sorte de boîte, de cage qu’on montait à l’arrière de la carriole. Les poulets liés par les pattes étaient alignés sur la paille sous nos pieds. Mme Moreau conduisait le cheval qui, sachant que son maître habituel était absent, ne se mettait au trot que sous les coups de route de la conductrice.
Arrivée au marché, elle s’installait sous la halle avec ses poulets devant elle et attendait les acheteuses ou le marchand de volailles. Le cheval avait été dételé et la carriole rangée parmi d’autres, les limons en l’air, la voiture « à cul » comme on disait, dans une auberge (On loge à pied et à cheval) où le garçon d’écurie, connu de tous, accueillait avec gentillesse les fermières connues elles-aussi. A midi, les poulets vendus, on déjeunait à l’auberge de boulettes de viande de pot-au-feu, le nombre de boulettes servies avec une sauce au vin, je crois, étant fonction de l’appétit de chacun. Le cheval sorti de son box et ayant consommé sa musette d’avoine et sa botte de foin, abreuvé par le garçon d’écurie, était remis en limon et on rentrait à Châtenoy à travers des routes de forêt avant la nuit…
Avec Camille, nous allions en classe de M. Duffée. Nous nous retrouvions pour jouer le jeudi. Nos existences parallèles nous faisaient considérer comme des frères de lait. Tôt, son père le mit au travail et au pansage des deux chevaux. Il aimait bien les chevaux et a fait son service militaire dans les Dragons à Pontoise où après ses classes il fut l’ordonnance d’un capitaine.
Quand j’allais en vacances, dans la journée, Camille était fort occupé. Il labourait, hersait… tandis que pour rendre service je gardais les vaches, libérant ainsi les filles qui aidaient cette pauvre Mme Moreau surchargée de besogne. Le soir, Camille couchait dans l’écurie, comme les charretiers de l‘époque. C’était d’ailleurs pour lui et aux yeux de son père un échelon de gravi dans la hiérarchie de la Terre et une forme d’indépendance. Nous nous retrouvions les jours de fête : les lundis de Pâques à Bellegarde, les fêtes patronales à Châtenoy…
Au souvenir de la famille Moreau est lié celui des journées de batteuse à la ferme. La veille du battage, la locomobile avec son long tuyau couché sur la chaudière pour le transport arrivait tirée par deux chevaux. Suivait la batteuse, elle-aussi tirée par deux chevaux, la plate-forme supérieure garnie de bottes de paille. Locomobile et batteuse étaient mises en place, calées soigneusement entre les meules de blé ou avoine ou seigle à battre. La locomobile était reliée à la batteuse par une courroie d’une dizaine de mètres placée sur un des lourds volants de la locomobile. Près d’elle, dans des fûts, des bassines, des seaux, une provision d’eau était préparée. Le personnel de la batteuse appartenait à deux catégories. Les professionnels, chauffeur, engreneurs, porteurs de sacs… suivaient la batteuse pendant toute la campagne de battage. Souvent le chauffeur était lui-même l’entrepreneur de battage et propriétaire du matériel. Plus tard, ce matériel appartint à des coopératives. L’autre catégorie était celle des gens du village qui se rendaient mutuellement service et qui occupaient des postes moins techniques que ceux des professionnels, c’est-à-dire lieurs de paille avec des liens de paille, ramasseurs de balles que crachait par l’avant la batteuse, délieur de bottes debout sur la batteuse face aux engreneurs, eux debout sur une planche latérale… porteurs d’eau. Bien que ce soit pour tous dans la poussière, les balles, la paille, la chaleur, une rude journée, la journée de la batteuse était quasiment une fête annuelle. Chaque heure, les filles de la maison ou la patronne, un litre de vin à la main et un verre (le même pour tous) faisaient le tour du chantier en commençant par le chauffeur. Elles tendaient le verre à chacun et servaient une rasade de vin frais. Quand il avait bu, l’homme secouait son verre et le tendait au suivant. Les repas étaient copieux. On tuait le coq, des poules, des lapins. On mangeait le pot-au-feu, des civets. On y buvait de bons coups qui ajoutés à ceux de la journée entière obligeaient parfois les buveurs à passer la nuit dans la paille, malgré la crainte du fermier de voir les fumeurs allumer une cigarette. Autour des longues tables disposées sur des tréteaux, et sur les bancs de bois, on racontait de bonnes histoires, on colportait les nouvelles du pays. La batteuse était en quelque sorte la « Fête de la moisson ». Quant à moi, ce qui m’étonnait toujours, c’était les porteurs de sacs de grains qui se balançaient mutuellement sur l’épaule des sacs de cent kilos qu’ils montaient à l’échelle au grenier et qui, en descendant, le sac vide à la main, n’oubliaient pas de marquer sur la porte du grenier d’un trait de craie le voyage qu’ils venaient de faire (Peut-être les frais de battage dépendaient-ils du nombre de sacs de grain battus). J’admirais aussi les engreneurs et leurs doigts en acier qui brillaient au soleil. Et aussi le chauffeur, le technicien, le chef de chantier qui chaque heure tirait le sifflet de la locomobile pour un court arrêt rafraîchissement et pour le graissage de la locomobile ou de la batteuse… qui de temps à autre enfournait de grosses pelles de briquettes de charbon dans le foyer, surveillait le niveau de l’eau et en ajoutait dans les réservoirs de côté… un chiffon à la main poussait une vanne, un levier ou briquait le corps de cuivre jaune de la locomobile.
Un personnage pittoresque : le Caïffa.
Périodiquement apparaissait dans le village le « Caïffa », c’est-à-dire le livreur d’une société d’alimentation dite : Aux Planteurs de Caïffa, qui venait vendre à domicile surtout du café. La marchandise était contenue dans une petite voiture, caisse parallélépipédique, montée sur trois roues, deux à l’arrière et une directrice à l’avant. Le Caïffa poussait cette petite voiture de livraison devant lui et allait solliciter les acheteurs à domicile dans les hameaux, par tous les temps, dans des chemins parfois peu carrossables. Il passait je crois à date fixe et avait sa clientèle sûre, ce qui lui évitait des déplacements inutiles. Liée à la vision du Caïffa revêtu d’ne sorte de livrée et coiffé d’une casquette « Caïffa », je sens l’odeur des aromates et du café, qui s’échappait de la caisse tôlée lorsque le Caïffa soulevait le couvercle pour servir une cliente.
Avec le facteur, le Caïffa devait être le grand marcheur de l’époque. Il venait je crois de Lorris, c’est-à-dire à dix kilomètres de Châtenoy.
Le laitier.
Les fermières de Châtenoy ne vendaient pas tout le lait de leurs vaches aux gens du bourg qui se rendaient, après la traite, munis de pots de grès, pour faire la provision, dans les étables les plus proches. Elles n’employaient pas tout le lait aux repas de la famille ou à la confection de fromages qui séchaient dans des garde-mangers en plein air, hors de la portée des chats ou autres prédateurs : rats, souris… sur des clayettes de jonc ou d’une certaine herbe de la forêt d’Orléans, qu’on appelait « flèche » ( ?).
Le lait en excédent était ramassé par une voiture de laiterie appartenant soit à des coopératives laitières, soit à des compagnies laitières. A Châtenoy, cette compagnie, « la Maggi », envoyait de la laiterie de Bellegarde une voiture spéciale garnie de bidons étamés de vingt litres de contenance destinés à recevoir la collecte. Ces voitures de laitiers étaient curieuses (On les retrouve dans les gravures ou photos 1900 des Halles de Paris), haut perchées sur leurs roues, le conducteur niché dans une sorte de guérite avec tablier de cuir située à droite de la caisse à claire-voie, les bidons étant rangés sur des étagères. Le laitier, au bout du chemin conduisant au hameau ou à la ferme, chargeait les bidons pleins, après s’être assuré de leur remplissage. Il jaugeait avec une tige de bois la hauteur et le volume du lait des bidons incomplètement remplis. Ensuite, il déposait les bidons vides pour la tournée du lendemain. A chaque arrêt, il devait descendre de son siège haut perché, balancer à la volée pour éviter de porter le bidon plein, descendre les bidons vides, remplir les carnets de comptes de chacun, fouetter son cheval pour repartir vers un nouveau dépôt. La voiture s’annonçait de loin, le collier du cheval étant garni de grelots.
A la fin du mois ou d’une certaine période avait lieu la « Paye au lait ». Un délégué de la compagnie venait avec sa sacoche garnie, s’installait dans un bistrot du bourg et réglait les comptes de vente de lait. Certaines épouses ne laissaient pas à leurs époux le soin de recueillir la « paye du lait ». Elles avaient l’exemple de certaines imprudentes ou timides qui avaient délégué leurs fonctions au mari qui, autour d’un tapis de cartes ou derrière quelques chopines, entamait fortement la paye ou ne rapportait à la maison qu’une bonne cuite.
Une certaine animation régnait dans le bourg ce jour-là et les épiciers faisaient des affaires.
Je crois me souvenir que cette paye se faisait aussi le lundi, jour de marché à Bellegarde où les éleveurs allaient livrer aux bouchers et chevillards des Halles de Paris les veaux « blancs » du Gâtinais. Ces veaux devenus blancs en buvant le lait de leurs mères non pas à la mamelle mais dans un seau où on avait ajouté des œufs…
Avec le laitier était apparue aussi à la campagne la fraude sur le lait. Cette fermière, en période de pénurie, ajoutait, disait-on, un peu d’eau pour compléter le bidon à livrer à la laiterie. Les soupçons à l’égard de certaines étaient justifiés mais les ragots n’épargnaient pas les personnes honnêtes qui réussissaient à faire produire davantage à leurs vaches laitières.
Le marchand (ou le ramasseur) de peaux de lapin.
Ce personnage, le marchand de peaux de lapin, passait périodiquement pour ramasser les peaux de lapin vendues par les ménagères qui les avaient fait sécher au préalable après les avoir bourrées de paille et suspendues aux poutres d’un hangar ou d’un appentis, à l’air libre, après le dépouillement auquel elles avaient procédé elles-mêmes. Ces peaux ainsi récupérées servaient à faire du feutre (semelles de pantoufles par exemple) ou des fourrures. Le marchand de peaux de lapin annonçait son passage en criant : « Peaux de lapin ! Peaux ! » en insistant sur le mot de peaux qu’il faisait trainer. La vente et l’achat se faisaient souvent avec force discussions et marchandages. Même les enfants s’en mêlaient car souvent cette vente se faisait à leur bénéfice ou celui de leur tirelire ainsi alimentée. Il faut dire qu’à cette époque, dans chaque maison à la campagne, on élevait des lapins qu’on sacrifiait à défaut de viande de boucherie, rare et chère. Ainsi, à Châtenoy, à l’école des filles, il existait dans les bâtiments annexes un certain nombre de clapiers aux portes grillagées où ma mère élevait des portées de lapins produites par des « mères lapines » qu’elle faisait périodiquement cohabiter avec un mâle qu’elle extirpait avec précautions (à cause des griffes) par les oreilles, de son casier individuel, avant de l’introduire dans le casier de la lapine. Ma mère disait qu’elle avait « mis sa lapine au mâle », une expression qui m’échappait alors…
Voitures à chien…
En ce qui concerne les voitures à chien, je me souviens que le marchand de peaux de lapin n’était pas le seul à posséder une voiture à chien. Quelques femmes du pays l’utilisaient, soit pour venir au bourg faire leurs emplettes chez l’épicier ou livrer à des gens du bourg : œufs, beurre de leur ferme, soit aussi pour « aller à l’herbe aux lapins ». Elles se tenaient à l’arrière de la petite charrette, les mains sur les ridelles, et lançaient l’attelage en courant derrière pour sauter dans le véhicule dès qu’elles estimaient que le chien avait pris sa vitesse normale et que les brancards ne portaient pas trop sur les reins de l’animal. A l’arrêt, sagement, le chien attendait son maître, couché, tirant la langue. Comme j’avais (et j’ai toujours !) une certaine appréhension en présence d’un chien depuis que j’ai été mordu par l’un d’eux, je passais au large de l’animal au repos, sa langue rose ne m’incitant pas à le caresser au passage.
En forêt d’Orléans.
Assez rarement, j’ai accompagné Camille Moreau ou ses sœurs quand il se rendait le jeudi ou pendant les vacances en forêt d’Orléans, soit pour y rejoindre son père, bûcheron à ses heures, ou sa mère qui gardait les vaches en forêt. En effet, à cette époque, les riverains de la forêt d’Orléans… avaient droit de pacage dans la forêt domaniale, après autorisation des Eaux et Forêts et des gardes-forestiers. Madame Moreau passait une journée entière en forêt auprès de ses vaches dans une zone délimitée désignée par le garde-forestier.
Plus pittoresque était la visite aux bûcherons auxquels Camille portait quelque ravitaillement à base surtout de harengs saurs, achetés par cassette entière parfois, chez l’épicière du village. A midi, les bûcherons se réunissaient dans leur loge, sorte de hutte conique à armature de troncs de sapin recouverts de mottes de terre. Une porte était ménagée sur un côté ainsi qu’un trou au sommet pour l’évacuation de la fumée du feu qu’on entretenait au milieu de la loge, à la fois pour réchauffer les doigts gourds et cuire les harengs saurs ou les morceaux de boudin quand on avait tué le cochon. Ces réunions d’hommes en forêt, loin du village, donnaient à leurs discussions, à leurs conciliabules, une certaine allure de conspiration dont tenaient compte à cette époque les candidats aux élections municipales, cantonales, d’arrondissement, législatives… Des cabales, des clans de protestataires en général, se soulevaient contre les injustices de l’époque. D’ailleurs, les bûcherons de la forêt d’Orléans passaient aux yeux des gens pour des « gens de gauche » et des « incroyants ».
Une coutume propre à la forêt d’Orléans était aussi celle qui consistait à récolter sur place une sorte d’herbe… aux feuilles étroites, blanches, séchées… avec laquelle les mamans bourraient, comme avec du varech, les matelas ou paillasses des bébés.
Les gardes-forestiers, avec le prestige de l’uniforme, disposaient d’une certaine notoriété. Cependant, pour les bûcherons souvent braconniers, ils étaient considérés comme des leurs passés de l’autre côté de la barricade, des gars qui, suivant l’expression de Gaston Couté, avaient mal tourné.
Un concert à la Bourgeoisière.
Une sortie qui m’avait particulièrement marqué fut celle que nous fûmes pour assister à un « concert » (comme on disait à l’époque en parlant des représentations théâtrales données par les sociétés post-scolaires qui trouvaient là leurs ressources pour financer leur voyage annuel à la mer, à Paris ou à la montagne) à la Bourgeoisière, hameau de Sury-aux-Bois, plus connu sous le nom de Pont des Beignets, distant de quatre ou cinq kilomètres de Châtenoy. A la Bourgeoisière existait alors une école mixte où enseignait une institutrice, Mademoiselle Braun, amie de ma mère et qui, avec l’aide de jeunes gens et de jeunes filles du hameau, animait une société post-scolaire. Celle-ci, un dimanche soir d’hiver, donnait son concert annuel. Ma mère n’avait pas refusé l’invitation et comme elle ne pouvait pas me laisser seul à la maison, nous partîmes tous deux, dans la nuit et la neige, à pied, pour parcourir la distance qui séparait les deux écoles de Châtenoy et la Bourgeoisière. C’était la première représentation théâtrale à laquelle j’assistais ; aussi devais-je ouvrir grands les yeux et les oreilles. Cependant, le seul souvenir que j’en aie conservé est celui d’une scène de fortune installée au fond de la classe et fermée par de grands rideaux, sans doute empruntés à un lit à baldaquin d’une ferme du hameau. La pièce ? les chansons ? Les acteurs ?? Je me souviens seulement d’un chanteur imitateur de Polin, habillé en tourlourou, pantalon garance, mouchoir à carreaux sortant de la poche, vareuse bleue à boutons dorés et dont la rengaine était reprise en chœur par l’assistance (Par une curieuse coïncidence, ce tourlourou était un ancien élève de ma mère quand elle enseignait à Quiers et qui, musicien à Bellegarde, prêtait là son concours : il s’appelait Pilté, une famille de rosiéristes de Bellegarde).
Les brandons.
Chaque année, au moment de Carnaval, les conscrits organisaient la fête des Brandons. Le bûcher était installé dans un pré, à trois ou quatre cents mètres des dernières maisons du village sur la route du Pont des Beignets. Il était constitué de bourrées de sapin entassées autour d’un pieu central, un tronc de sapin planté dans l’herbe. Le dimanche matin, les conscrits s’affairaient autour du bûcher. Au faîte du sapin central, on attachait une vessie de porc remplie d’essence.
La nuit largement tombée, le bûcher était allumé en tirant un coup de fusil dans la vessie de porc. Les rondes, les farandoles de jeunes gens s’organisaient autour des brandons (On disait plutôt branlons), tandis que les spectateurs plus âgés, de la route, regardaient s’élever les flammes et crépiter les étincelles. Ma mère me conduisait par la main et, les dernières flammes éteintes, nous rentrions nous coucher tandis que la jeunesse du pays se rendait à la salle de bals (Pelletier).
On racontait, mais je n’ai pas assisté à la scène, qu’à la fin des brandons, des garçons audacieux franchissaient le brasier devenu un tas de cendres et de braises incandescentes. Cette performance hiérarchisait les gars de la classe (classe au sens militaire).
Nous quittons Châtenoy.
La mutation de ma mère se situant le 1er juin 1911 pour Vennecy, nous avons dû quitter Châtenoy le 30 ou 31 mai. Cette mutation insolite à cette époque de l’année scolaire, généralement les mutations étaient faites le 1er octobre, était due à une vacance soudaine du poste de Vennecy. La titulaire… avait dû quitter son poste à la suite de troubles mentaux, je crois. D’autre part, ma mère avait demandé son changement pour se rapprocher d’Orléans où elle envisageait de me mettre en pension pour continuer mes études après l’école primaire. J’avais dix ans et à treize ans, on passait le Certificat d’Etudes. On lui proposa le poste Vennecy et elle accepta dans cette perspective malgré tout son attachement – et le mien – à Châtenoy, à ses habitants, à ses élèves, à mes copains, à la famille Moreau.
La scène du départ est restée gravée dans ma mémoire. Ce fut mon premier et très gros chagrin. Mon univers, jusque-là, c’était Châtenoy et je partais vers l’inconnu. Madame Moreau et ses filles ainsi que Camille étaient venus nous dire au revoir à l’école… Quand le camion de déménagement démarra et disparut derrière l’église en direction de la grand route, nous nous embrassâmes tous en pleurant. Ma mère et moi, aveuglés par les larmes, nous prîmes nos bicyclettes. Dans un brouillard, je traversai la place, les dernières maisons du faubourg pour gagner Combreux et le train. Ma mère essayait de me consoler en me disant que je reviendrais à Châtenoy mais je sentais que c’était irrémédiable.
Un gros, gros chagrin qui m’a marqué. Les quelques fois où je suis retourné à Châtenoy, j’ai toujours ressenti cette peine du départ, ce camion de déménagement qui tournait derrière l’église, emportant mes premiers souvenirs d’enfance, les témoignages d’affection qu’on laisse…